Avec « Portrait de la jeune fille en feu » la réalisatrice Céline Sciamma met le feu aux lieux communs qui empoussièrent les relations convenues entre la muse et l’artiste
Tout commence par une leçon de dessin. L’enseignante, Marianne (Noémie Merlant), demande à ces élèves de la regarder, de se conformer à ses instructions, c’est elle qui pose et c’est elle qui ordonne. Situation qui va s’inverser puisque, flash back oblige, elle reprend la place qui lui est dévolue derrière le chevalet à la suite d’une commande. De cette courte introduction nous découvrons quatre choses : un tableau de Marianne qui porte le titre du film, l’auditoire exclusivement féminin de la salle de classe, l’importance donnée à la méthode et enfin une indication concernant l’époque, ici le XVIIIe siècle. Voilà le cadre, l’ébauche d’une annonce qui va au fur et à mesure se concrétiser et dont nous sentons bien, au vu de la méticulosité de la présentation qu’elle n’a rien d’arbitraire. Et surtout, sourd, de ces quelques éléments soigneusement disposés, une urgence qui se noue autour du regard et du feu. Dès cette ouverture, le scénario s’organise comme une partition qui déroule et entrelace les thèmes du prélude. Ajoutons un tour de vis supplémentaire à ce modèle musical qui lui non plus n’a rien de gratuit puisqu’il habite le cœur de l’œuvre sous la forme d’une mélodie entêtante reprise par un chœur de femmes. Refrain têtu à l’image même du nouveau lieu dans lequel se déroule l’action.
Cette île qui, battue par les vents, au large de la Bretagne, réunit les quatre protagonistes : la comtesse (Valeria Colino) sa fille Héloïse (Adèle Haenel), la servante Sophie (Luana Bajrami) et bien sûr notre peintre. Le huis clos très naturellement structure les différentes étapes de la facture du portrait. Il insiste aussi sur l’enfermement d’Héloïse qui, à peine sortie de la clôture du couvent, et, revenue sous l’autorité de sa mère, attend le dénouement d’un mariage arrangé. Une attente soumise à l’exécution de son portrait par Marianne et à l’appréciation de l’époux potentiel résidant à Milan. On pourrait s’en tenir là, varier les rebondissements romanesques. Il n’en est rien. Le quatuor à peine rassemblé, le récit vire de bord.
La réalisatrice raconte plutôt l’histoire sensible de la représentation et de ses enjeux. Un conte bien dans la manière du siècle des Lumières, sauf que la hiérarchie habituelle ici et là se craquèle. En consacrant la prédominance du phalanstère féminin, la fiction n’évacue pas seulement les personnages masculins – ils n’apparaissent que dans les rôles subalternes : des matelots qui convoient Marianne auprès de la comtesse au porteur de la toile au futur élu, soit au début et à la fin – mais marque la volonté d’une remise à égalité des rapports de subordination.
Sans bien entendu oublier le contexte, car le paysage insulaire métaphorise la mise à l’écart des femmes. Ce qu’exprime le chant dont nous parlions dont le leitmotiv Fugere non possum, Fuir je ne peux, expose crûment la réalité d’un statut qui les invalide et la nécessité d’en lever les contraintes. D’où, en contrepoint, la relation de Marianne et d’Héloïse qui ne reconduit pas l’exercice convenu de la domination de l’une sur l’autre. Effectivement, ces deux-là ne reconstituent pas le jeu la muse et de l’artiste, où la première se sacrifie aux exigences de la seconde. Le duo ne s’accorde que dans la reconnaissance d’un désir mutuel en s’abandonnant l’une à l’autre. Mais cet abandon dans le rythme turbulent du climat de l’île refuse tout assujettissement, Héloïse réclame sa liberté, son autonomie. Pour elle, la passion ne saurait correspondre à un asservissement fut-il par le biais de la chair ou d’un tableau.
©Bertrand RAISON
14/10/19, https://www.revuedesdeuxmondes.fr/cinema-adele-haenel-celine-sciamma/