Les expositions modestes par leur taille peuvent, et c’est leur charme, embrasser de vastes horizons. Au musée du Quai Branly notamment, dans l’espace dédié à la présentation de « Palace Paradis »,[1] le visiteur découvre l’univers des offrandes funéraires à Taiwan où l’on prend, comme dans la Chine voisine, très au sérieux le passage des défunts vers l’au-delà. Ici comme sur le continent, mais avec peut-être plus d’extravagance, on s’assure que les morts puissent profiter de tous les biens matériels dont ils jouissaient sur terre. Afin que cette traversée s’effectue en toute quiétude, la pratique veut que l’on confie à des ateliers spécialisés la réplique en papier des objets familiers qui entouraient le disparu. Le modèle le plus prisé reste la maison dont les dimensions dépendent de la générosité de la famille ; certaines atteignent plusieurs mètres de haut et plusieurs milliers d’euros comprenant au détail près tous les accessoires et mobiliers indispensables du salon à la chambre à coucher sans oublier les toilettes et la cuisine. Certaines coûtent l’équivalent de plusieurs milliers d’euros, atteignent plusieurs mètres de hauteur et comprennent au détail près tous les accessoires et mobiliers indispensables, du salon à la chambre à coucher sans oublier les toilettes et la cuisine. Ephémères, ces mirifiques constructions sont destinées au bûcher car le rituel préconise que leur embrasement s’accomplisse dans les cent jours après le décès.

Au cas où la réduction en fumée de la maison ne remplirait pas sa tâche, les artisans, pensant à tout, ont prévu l’hélicoptère installé sur la toiture, toujours en papier bien sûr, qui devrait acheminer l’âme vers son ultime destination. Outre l’indéniable qualité aérienne du véhicule, nuançons sa capacité de transport, car n’imaginons pas que le feu à lui seul transmette vers le ciel les précieux ingrédients utiles à tout séjour édénique. Il s’agit surtout de s’occuper correctement du décédé pour que son transfert se déroule sans anicroche. L’insouciance ne saurait compromettre la mise en scène car elle exposerait le trépassé aux malheurs de l’errance, pire à sa métamorphose en fantôme irascible, une véritable plaie pour les vivants. Aussi le but de l’opération consiste t-il justement à éviter cette erreur d’aiguillage afin que le mort accède au statut d’ancêtre lui permettant d’intégrer la chaine généalogique et d’être à son tour dûment vénéré par ses descendants. Dans cette perspective, rien ne doit manquer au futur domicile paradisiaque. Nombre d’ateliers s’y attellent nuit et jour. À chacun sa spécialité, Hsin Hsin et Skea, les deux maisons dont vous voyons les réalisations, se distinguent nettement l’une de l’autre.

La première, plus traditionnelle, plus familiale, occupe le créneau de l’habitation et la seconde, une entreprise plus conséquente, opte pour un hyperréalisme débridé et technique. Elles donnent à elles deux un aperçu à ce point ébouriffant que l’on aimerait bien connaître les propositions de la concurrence. Au menu de ce parcours réjouissant, notons au chapitre de la cuisine les plats chinois et japonais, des desserts crémeux, une farandole de pains, bref, une exubérance culinaire vouée à sustenter l’appétit des voyageurs. Mais il y a mieux encore : le cher regretté selon son rang ou le prestige souhaité pourra bénéficier de jets privés, de gardes du corps ou de raquettes de tennis pour un match impérissable. Fin du fin, on le pourvoit aussi, technologie oblige, du téléphone portable dernière version aux tablettes et autres écrans tout aussi essentiels. Le commerce, pensant à tout, n’hésite pas à promouvoir un service après vente assurant la bonne marche des appareils 2.0 dans les confins de l’éther. On y trouve aussi, et très naturellement un réseau social ad hoc, un « tchat » spécial paradis décoiffant réservé aux habitants de l’outre-monde. Au beau milieu de ces faramineuses prestations, la mode tient une place non négligeable, offrant un large éventail de sacs monogrammés en passant par les attraits d’une garde robe exceptionnelle. En toute logique donc, on ne saurait manquer de rien et d’ailleurs très pince-sans-rire, un des artistes responsables de ces merveilles déclare que Skea est l’équivalent céleste du très terrien Ikea. Bon, mais ce traitement VIP mis a part, les bourses modestes ne sont pas exclues. Au lieu des splendides maquettes, elles doivent se contenter de reproductions au pochoir abandonnant le réalisme magnifique du relief au profit d’effigies plates et sans volume. Pourtant, là encore, l’abondance règne en maître puisque l’on peut multiplier pour un prix modique le nombre de ces simples copies. De toutes les façons, il importe surtout de réussir le rituel funéraire afin que le mort gagne son statut d’ancêtre et jouisse de toutes les prérogatives qui lui sont dues : des prières certes mais aussi des oblations plus matérielles. Son esprit résidant dans une tablette votive portant son nom dûment placé sur l’autel domestique, il assiste alors apaisé au culte que lui consacrent ses proches. Ultime précaution, n’étant jamais assez prudent, le croyant, non content de s’occuper activement des siens, n’oubliera pas d’apporter son obole à Dai-Shi-Ye, le gardien des fantômes affamés qui, n’ayant pas réussi à devenir des ancêtres, menacent les survivants de leur implacable colère.
© BR, RDDM, Octobre 2019
[1] « Palace Paradis. Offrandes funéraires en papier de Taïwan », Musée du quai Branly – Jacques Chirac, jusqu’au 27 octobre 2019.