Curieusement Barbara Hepworth (1903-1975), figure éminente de la sculpture anglaise du XXe siècle, très présente sur la scène internationale, reste largement méconnue en France. Les collections publiques françaises ne possèdent aucune de ses œuvres et l’exposition que le musée Rodin[1] organise conjointement avec la Tate constitue sa première rétrospective dans l’Hexagone. Paris ressemble un peu à un rendez-vous manqué, puisque, même si elle côtoie le groupe Abstraction-Création dans la capitale durant l’entre-deux-guerres, continue à montrer ses créations après guerre dans le sillage du mouvement abstrait au Salon des Réalités Nouvelles et à exposer aux côtés des principaux représentants de l’avant-garde de Jean Arp à Robert Delaunay en passant par Kurt Schwitters, les mailles du filet de la reconnaissance française ne l’ont pas retenue. Pareille discrétion tient-elle au fait qu’elle soit une femme ? Il faut dire qu’en termes de concurrence artistique, Barbara Hepworth a plus souvent été considérée dans l’ombre portée du sculpteur britannique Henry Moore (1898-1988) que l’inverse. Ils se connaissaient d’ailleurs et avaient suivi la même formation à l’école des beaux-arts de Leeds au début des années 1920. Cela a pu jouer mais le plus déterminant aura été sans doute la manière dont ils abordaient leur art. Car s’ils partageaient une passion commune pour l’abstraction, leur démarche divergeait notablement.

Le premier pratique une abstraction plus expressionniste, plus proche de Rodin, alors que la seconde refuse absolument ce genre d’approche. Cela ne l’empêche nullement de travailler des grands formats mais sans aucun débordement et surtout sans pathos, c’est plus concis, plus tendu, moins séduisant à première vue. Mais il y a plus, et tout l’intérêt de cette monographie parisienne consiste non seulement à découvrir des pièces inédites mais plus encore à nous faire prendre conscience du point de vue qui nourri le parcours de l’artiste. Elle s’en explique d’ailleurs à plusieurs reprises dans ses écrits. Tout commence dans les environs du Yorkshire de son enfance lorsque l’adolescente accompagne en voiture son père, ingénieur civil, en tournée d’inspection dans le comté. « Mon père — note t-elle — évoquait très calmement les contraintes et les sollicitations que supportaient les routes et les ponts, et nous continuions à flotter au milieu du paysage, plongés dans nos pensées. »[2] Ces « expéditions » loin d’être d’aimables rêveries touristiques seront déterminantes car dans une autre version de ce souvenir elle en livre le sens. Voici en quelque sorte le nœud de l’affaire : « Perchée à l’avant d’une de ces vieilles voitures d’alors, je suivais les contours des superbes vallons du Yorkshire. C’était un véritable paysage, dans toute sa profondeur, la véritable source de l’énergie de l’homme. Chaque colline et chaque vallée devenait une sculpture à mes yeux et chaque paysage faisait partie de l’étonnante « architecture » des Pennines industrielles qui s’étendaient à l’ouest, au nord et au sud de chez nous. »[3] L’association de la sculpture au paysage formera le fil rouge de son œuvre, un choix confirmé par l’installation de son atelier à St Ives, au bord de la mer, dans les landes sauvages des Cornouailles. Sa terre d’élection, où elle passera les vingt–cinq dernières années de sa vie. Or, il ne s’agit pas de prendre la nature pour modèle, d’en copier les variations et les formes mais de la ressentir.

Le paysage en somme n’existe pas en tant que tel mais vis-à-vis de notre sensibilité, des réactions qu’il suscite en nous par rapport à sa forme, à sa lumière, à sa texture, à son rythme. Il y a pour ainsi dire tout un jeu de correspondances silencieuses entre l’anatomie du paysage et l’anatomie du corps, entre la perception des lignes d’un territoire et le galbe d’une tête ou la torsion d’un buste. Ces affinités et ces concordances s’inscriront peu à peu dans le façonnage des matériaux. L’évocation de cette promenade dans la campagne du Yorkshire fonctionne comme une scène primitive à laquelle Barbara Hepworth reviendra comme un leitmotiv. Ce qui a pour conséquence aussi de préciser la nature de l’abstraction à laquelle elle se réfère et qui n’a rien de théorique. C’est aussi concret que la taille directe qu’elle n’a cessé de pratiquer et, c’est aussi sensuel que les contours qu’elle sculpte dans le bois, le marbre, le cuivre, le plâtre ou la pierre. À ceci près, que le paysage, proprement dit, dessine plutôt le cadre d’un univers intérieur qu’il ne rappelle de manière explicite un site particulier. Un monde sans cesse irrigué par la vie des formes dont Corinthe (1954-1955), un bloc de bois tropical percé en spirale, serait l’un des meilleurs exemples. Là, en effet, l’alternance des concavités et des convexités crée une harmonie vivante des masses et des volumes, cristallisant selon les vœux mêmes de son auteure la vision d’une beauté intemporelle à l’image de l’alignement néolithique de Mên-an-Tol qu’elle admirait et qui, non loin de son atelier de St Ives, était, lui aussi, formé d’une pierre en anneau percée en son centre.
©BR RDDM mars 2020
[1] « Barbara Hepworth », Musée Rodin, jusqu’au 22 mars 2020.
[2] « A sculptor’s Landscape, Barbara Hepworth : Drawings from a Sculptor’s Landscape, introduction d’Alan Bowness, Londres, 1966 », in Barbara Hepworth, musée Rodin, Tate, in fine, 2019, p. 226.
[3] Propos de Barbara Hepworth extraits de six sections autobiographiques parues dans « Barbara Hepworth : Carvings and Drawings », introduction de Herbert Read, Londres, 1952, in Barbara Hepworth, musée Rodin, Tate, in fine, 2019, p. 208.
Photo d’ouverture, Barbara Hepworth, Orpheus, 1957, encre sur papier, Hepworth Estate.