En ces temps de repli chagrin, « la rétrospective » du peintre a de quoi réjouir les amateurs comme ceux qui le découvrent car, d’emblée, elle annonce la couleur joyeuse de son hétérodoxie

Une rétrospective, il faudrait voir, car l’exposition du Centre Pompidou[1] ne se donne pas comme telle. On n’y aborde pas l’œuvre de manière chronologique mais par une série de mots qui s’opposent deux à deux. Retenons les trois couples ponctuant le parcours : avec déraison et sans effort, avec maîtrise et sans arrêt, avec système et sans système. Que le visiteur se rassure, ce classement n’a rien de pompeux. En effet, il reflète assez bien l’œuvre à contraintes que Bernard Frize construit depuis une quarantaine d’années. Démarche discrète au demeurant n’empêchant nullement l’artiste d’avoir sa place sur le marché dit de l’art. Discrétion regrettable certes mais fâcheusement compréhensible car les règles qu’il se donne changent au fil du temps et de ses découvertes, ce qui ne fournit guère d’identité immédiate. Comme c’est le cas, et pour le dire vite, de la fameuse largeur de 8,7 cm des bandes de Daniel Buren qui lui est définitivement associée. Donc pour le dire tout aussi vite B.Frize ne cherche pas à reconduire les mêmes règles, cette versatilité néanmoins très concertée peut étonner et prendre tout un chacun à revers.
Le hasard et la nécessité
Mais trêve de préliminaires, avançons. La Suite Segond,1980, fournit une belle préface au travail en cours. Le tableau se compose de plusieurs cercles de couleurs juxtaposés les uns aux autres et se recouvrant plus ou moins partiellement. Or, le résultat ne relève pas ici d’une composition préalable, mais d’une solution fortuite. Le peintre, un matin, en rentrant dans son atelier s’est aperçu qu’il n’avait pas rebouché les pots de peinture et qu’en son absence une peau s’était formée à la surface de la laque. Il « suffisait » alors de transférer toutes ces pellicules sur la toile. On comprendra que cette dernière soit indexée sous le volet « avec déraison ». À ceci près, que si le hasard fait bien les choses, il permet, ainsi que l’artiste le souligne, « une autre relation de la couleur au dessin avec le matériau même de la peinture. » En conséquence, la mise entre parenthèses du créateur ne signifie pas pour autant qu’il ne fasse rien, encore que, il s’agit justement d’inverser les priorités. B. Frize, en ignorant la toute-puissance démiurgique de l’auteur, s’intéresse en priorité au médium lui-même.
Sans repentir

Autrement dit, sa mise en retrait s’effectue au profit du monde sensible des matières. Pour preuve, Continent, 1993, qui, sous la section « sans effort », incarne impeccablement l’exemple type du fonctionnement solitaire des choses. Voici sa procédure de fabrication. La toile, auparavant froissée, a tout simplement été laissé sous une autre qui séchait face contre terre recouverte de peinture rouge puis dans un second temps de blanc. Retendue sur un châssis les coulures le long des plis dessinent les variations graphiques d’une carte sans modèle connue, une façon élégante en quelque sorte de générer un tableau par l’intermédiaire d’un autre. Au chapitre « sans arrêt », le protocole accentue la mise à l’écart du maître d’œuvre comme en témoigne Perma, 2006, où pas moins de trois personnes munies chacune d’une large brosse à plusieurs couleurs chorégraphient avec précision l’ordre de leur passage afin que les dessus et les dessous des traces apparaissent de manière indiscutable. Et là, tour de vis supplémentaire, pas question en effet de bailler aux corneilles, on progresse sans rebrousser chemin. La vertu de la ligne continue, c’est qu’elle interdit le repentir et se donne toutes les chances d’affronter le risque de sa propre liberté. En somme, en mettant de côté l’autorité du peintre, la multiplication des contraintes paradoxales favorise la partition dansée de la peinture.
©BR /RDDM
[1] « Bernard Frize. Sans repentir » Centre Pompidou, jusqu’au 26 août 2019. On lira avec intérêt le catalogue (notamment les explications que fournit le peintre pour chacune de ses œuvres) publié sous la direction d’Angela Lampe, Bernard Frize, sans repentir, Éditions du Centre Pompidou / Éditions Dilecta. 208 p. Bilingue anglais-français.