On découvre peu à peu Hilma af Klint, l’artiste suédoise qui, au début du siècle dernier, dans le secret de son atelier, anticipa l’histoire mouvementée de l’abstraction en se mettant à l’écoute de l’invisible.

Il faut croire et c’est heureux que le parcours de l’histoire de l’art n’a rien d’une promenade harmonieuse où les époques se succèderaient les unes aux autres, toutes soigneusement étiquetées. Le bel ordre de cette succession impassible s’interrompt quelquefois sans vraiment provoquer d’incident majeur puisque les dissidents temporaires rejoignent benoîtement la cohorte de l’admiration générale. Or, il arrive que la réintégration ne s’effectue pas aussi facilement que cela. Et comme de tels exemples demeurent trop rares, il convient de saluer l’extraordinaire cas de Hilma af Klint (1862-1944) qui, aujourd’hui encore, bouscule voire dérange l’appétit interprétatif des experts.
De quelle outrecuidance s’est-elle donc rendue coupable ? Tout simplement d’avoir anticipé d’une dizaine d’années, et ce depuis la lointaine Suède, la naissance de l’art abstrait que les manuels établissent en 1913. Bien avant donc le majestueux quatuor des Malevitch, Kupka, Mondrian et Kandinsky sans parler des consorts. L’affaire se corse puisque l’artiste suédoise ne sera accueillie par la scène internationale que dans le cours des années 80. Dérangeante surprise ! Si la présence de ses tableaux au musée d’art moderne de Los Angeles[1], en 1986, fut une grande première, la comparaison avec le fameux quartet irrita plus d’un critique. Prévoyant les difficultés de sa réception, Hilma souhaitait que ses œuvres ne soient montrées que vingt ans après sa mort. Elle se doutait bien que cela n’irait pas sans mal.

Outre le handicap d’être une femme dans le milieu de l’avant-garde de l’époque qui, par ailleurs, ne les admettait pas dans leurs rangs, c’est sa démarche surtout qui rudoie les convenances. Il faut dire que son itinéraire ne laisse pas de surprendre. Formée à l’Académie des Beaux-Arts de Stockholm, sa vie se partage en deux. Elle illustre des livres de botanique et de médecine, la seule partie visible de son activité durant toute sa carrière, et très jeune se tourne vers le spiritisme en s’inscrivant à la loge de théosophie de la capitale.
La fin du XIXe siècle et les années 1900 seront très friandes de cette nourriture spirituelle dont la grande prêtresse théosophe fut Mme Blavatsky (1831-1891) grande voyageuse devant l’éternel, visitant la terre entière à la recherche des hommes remarquables, chamans, yogis ou autres visionnaires, du Tibet à Java en passant par le Honduras. Auteure d’ouvrages ésotériques se réclamant d’une vérité universelle créée par l’apport de toutes les religions du globe, son enseignement lui attira un vaste public et notamment Kandinsky, Mondrian, Kupka, Arp, Malevitch attentifs lecteurs de ses manifestes… Cet intérêt pour la spiritualité ne lâchera plus Hilma. Au point où, dès 1896, elle entreprend, en compagnie de quatre amies, de consulter les voix de l’au-delà notant et dessinant ce que ces maîtres de l’éther leur enseignent. Réunions régulières qu’elle dirige à partir de 1903 avant d’accepter, trois ans plus tard, de traduire l’univers spirituel qu’elle découvre sous l’inspiration d’Amaliel, l’un des nombreux intermédiaires célestes qui l’a conseille.
En quelque dix ans, soit de 1906 à 1915, près de 200 toiles vont constituer un vaste ensemble rassemblé sous le nom de Peintures pour le temple. Restés dans le secret de l’atelier ces tableaux s’organisent en plusieurs séries et leur vocabulaire n’a strictement rien à voir avec les œuvres figuratives qu’elle continue cependant de produire. Les formes géométriques : carrés, cercles, triangles, ellipses composent l’essentiel de cette immense fresque, où les couleurs primaires transfigurent la partition de cette musique des sphères. Commencé sous le signe du chaos originel marqué au sceau de l’escargot, symbole de mort et de renaissance, le parcours s’achève sur l’évolution de l’âme signifiée par la pointe d’un triangle pénétrant le cercle de la perfection.

Hilma af Klint avait imaginé et conçu les plans d’un temple circulaire qui devait abriter les différents chapitres de cette suite impressionnante. Le projet ne fut pas réalisé mais la providence est généreuse. En effet, la rétrospective américaine du musée Guggenheim a lieu dans un bâtiment qui lui convient parfaitement. Réalisée par Franck Llyod Wright en 1959, l’architecture reprend la spirale de l’escargot mais c’est aussi le résultat des discussions avec Hilla Rebay directrice artistique de la Fondation Guggenheim et fervente théosophe, qui cherchait justement à rassembler la collection de l’institution dans « un temple de l’esprit ».
Bienheureuse coïncidence qui met, certes temporairement, l’itinéraire de Hilma dans l’écrin qui lui correspond. Pareil concours de circonstances devrait permettre si ce n’est faire émerger l’aspect exceptionnel d’une telle singularité. De plus, bénéfice non négligeable, la hauteur de l’œuvre n’exige de ses admirateurs, et cela va de soi, aucune profession de foi théosophique.
©B.R
Hilma af Klint Paintings for the future. Musée Guggenheim, New York, jusqu’au 23 avril 2019.
RDDM 8 avril 2019
[1] Deux expositions examinent notamment le lien étroit qui lie la théosophie à l’art moderne « The spiritual in Art, 1890-1985 », Los Angeles, 1986, et « Okkultismus und Avantgarde », Francfort, 1996.