JEAN- JACQUES LEQUEU, LA CHAIR DE LA PIERRE

Un peu moins de deux cents ans après sa mort, Jean-Jacques Lequeu va enfin être apprécié à sa juste mesure grâce à la première rétrospective que lui offrent le Petit Palais et la Bibliothèque nationale de France.[1] Cet extraordinaire dessinateur d’ensembles architecturaux les plus extravagants, connu seulement de quelques spécialistes, était tombé dans l’oubli. Prévoyant, faute de trouver d’autres acquéreurs, il avait, quelques mois avant de disparaître, en 1826, fait le don de la quasi totalité de son œuvre dessinée, soit près de 800 feuilles, à la Bibliothèque royale qui, contre toute attente et par l’entremise d’un conservateur attentif, l’accepta. C’est seulement au XXe siècle que l’on commence à s’intéresser à lui en le situant aux côtés des architectes révolutionnaires : Etienne-louis Boullée (1728-1799), et Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806). Un repêchage historique profitable sauf que notre homme, ne goûte guère les utopies sociales du célèbre duo, et n’a que faire des dogmes et des principes théoriques.

Jean-Jacques Lequeu, 1777-1814, Etable en forme de vache
Jean-Jacques Lequeu, 1777-1814, Etable en forme de vache

Mais, en tout état de cause, on peut désormais juger sur pièces et découvrir les multiples facettes d’un talent étourdissant. Né à Rouen en 1757, le parcours de cet homme qui s’est toujours voulu architecte sans rien pouvoir construire, ses projets étant systématiquement abandonnés ou refusés, suit les convulsions de l’histoire de l’Ancien Régime à la Restauration. Formé au dessin technique dans l’école de sa ville natale, il rafle une série de prix, donne des cours pour subvenir à ses besoins et gagne Paris en 1779 où il travaille dans le bureau de Jacques-Germain Soufflot exécutant les esquisses de la future église Sainte Geneviève. Mais Soufflot meurt un an plus tard et, sans ce protecteur influent, Lequeu est obligé de quitter l’Académie royale où il était inscrit perdant du même coup la légitimité nécessaire à son ambition professionnelle. Il finit par être employé au cadastre où il passera une vingtaine d’années jusqu’à sa retraite. Devenu fonctionnaire, il continue néanmoins à guetter les concours et à espérer des commandes qui ne se concrétiseront jamais. Cela dit, si la chance ne lui sourit guère, il a tendance à se replier sur son fabuleux savoir-faire négligeant toute publication, ce qui ne fut pas le cas de Boullée. Curieusement et voilà l’ironie du sort, c’est son adresse même qui le dessert. La gravure en effet ne peut restituer l’extrême qualité de ses dessins qu’à la condition d’y mettre le prix, ce que ses pauvres moyens n’autorisent pas. La boucle est bouclée, l’équation est sans appel, pas de commanditaire, pas de visibilité, donc pas de reconnaissance. Cependant, rien ne le décourage, s’affranchissant des normes académiques en cours, il mettra son métier au service de son ahurissante singularité.

 

Elle s’incarne dans ses feuilles minutieusement tracées à la plume et rehaussées au lavis. Entre toutes, choisissons celle intitulée L’île des amours et repos de pêche non datée comme la plupart d’entre elles. On y retrouve l’essentiel de son univers. L’image du temple insulaire aux gradins verdoyants flanqué de deux tours à étage est cernée par un texte sur fond beige rosé qui court dans les marges et envahit littéralement le pied de page. Lequeu nous fournit de sa main les explications exhaustives de qu’il convient de voir ou plutôt d’imaginer. Car, au premier coup d’œil, la construction modelée dans les tons sable et enfouie dans la verdure, quoique très surchargée par la multiplicité des ogives et des portes, semble déserte et vaguement inquiétante. Les commentaires loin d’être laconiques décrivent à l’envi les caractéristiques du lieu qui apparaissent sous forme de listes vertigineuses. Une foule d’oiseaux envahissent les bocages avec leurs noms dûment répertoriés sans compter les différentes espèces d’arbres fruitiers qui remplissent les plates-bandes. Il en ira de même avec les volières plus alarmantes où vautours et autres éperviers s’ébattent. En guise de bouquet final, les cages des galeries basses réservées aux bêtes puantes et rares apportent elles aussi la possibilité de se livrer à une énumération sans faille. Loin donc des monuments grandioses et impassibles de Boullée ou Ledoux auxquels on le compare souvent et même s’il emprunte au néo-classicisme de son temps Lequeu opte pour une architecture du débordement préférant la subjectivité à l’abstraction.

 

Jean-JAcques Lequeu 1777-1814, Le rendez-vous de Bellevue
Jean-Jacques Lequeu, 1777-1814, Le rendez-vous de Bellevue

 

Il est plutôt du côté des folies, de ces kiosques, et de ces pagodes dont les jardins du XVIIIe siècle raffolaient. Au titre des mirages spectaculaires de ces pays d’illusion, Le rendez-vous de Bellevue, notamment se présente comme un collage aussi bien inspiré par le donjon médiéval, l’ogive gothique ou le temple grec. Le bâtiment impressionne par le nombre de ses portes et fenêtres tout entières emplies de noir et surtout cette obscure ouverture qui a la forme d’une serrure ne demandant qu’à être ouverte. Lequeu aime la diversité des mondes et toutes ses architectures sont infiltrées par ce flux du vivant se déversant continuellement de l’ombre à la lumière. Ses dessins érotiques ne disent pas autre chose. Sculptés dans l’encre, ils affirment l’affinité palpable qui existe entre la chair et la pierre.

©B.R

[1] « Jean-Jacques Lequeu, bâtisseur de fantasmes »,  Petit Palais, Paris, jusqu’au 31 mars 2019. La revue des Deux Mondes, mars-avril 2019

Image à la une, Il est libre, 1789-1799

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