Le Centre Pompidou explore les multiples facettes d’un mouvement que l’on a eu trop tendance à restreindre au tandem prestigieux formé par Picasso et Braque
Plus de 60 ans après la première rétrospective consacrée au cubisme dans l’ancien Musée national d’art moderne du Palais de Tokyo, le Centre Pompidou, son digne successeur, reprend les fils de l’histoire en se concentrant exclusivement sur l’aventure parisienne du mouvement tout en reprenant les mêmes dates de début et de fin, de 1907 à 1917. A ceci près, que Jean Cassou, le directeur de l’époque, avait choisi, en 1953, de terminer la saga l’année du déclenchement de la Première Guerre mondiale. De prime abord, Paris comme point de départ s’impose très naturellement, car tout a commencé dans la capitale sous les auspices de l’incontournable tandem formé par Picasso et Braque.

© BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais /J.Ziehe.© Succession Picasso 2018.
Laisser de côté volontairement toutes les multiples variations internationales de l’épopée cubiste cela permet de se focaliser sur le moment parisien de ses inventeurs et de leurs épigones. Et puis autre bénéfice non négligeable, on apprend qu’au cours de cette décennie, rien ne ressemble au long fleuve tranquille des « ismes » dont l’histoire de l’art s’ingénie à répertorier patiemment les avatars. S’il apparaît évident que ce chapitre représente l’une des matrices exceptionnelles à partir de laquelle se développera le vocabulaire de l’art moderne, son évolution s’avère et, c’est ce qui est passionnant, aussi déterminante que fragile. Aussi fragile d’ailleurs que le nom sous lequel on le définit.
On connaît sans doute la réaction de Matisse face au tableau de Georges Braque, Maisons à l’Estaque, 1908, qui n’appréciait guère les « petits cubes » structurant les habitations représentées sur la toile. L’expression fit flores, la critique s’en empara autant pour encenser le nouvel arrivant que pour le dénigrer. A cet égard, un film Pathé de 7’, muet, noir et blanc de 1912, réalisé par Georges Monca, se fiche gentiment de son héros, Rigadin, aimable barbouilleur classique, qu’il transforme en rapin cubiste affublé d’un costume géométrique. De la même manière le nouveau-né a beau être gratifié d’une unique étiquette, le cubisme aura autant de variantes que de personnalités reconnues sous ce label. Et c’est tout l’intérêt de l’exposition que d’en montrer l’effervescence.
Retenons le cubisme des galeries incluant notre duo et celui des salons beaucoup moins académique qu’on ne pensait avec entre autres : Delaunay, Léger, Metzinger, Gleizes, Picabia, Villon, Gris… Et comme un écho à ce bouillonnement citons la section dédiée au compagnonnage entretenu avec les poètes : Reverdy, Max Jacob, Apollinaire qui ont chacun leur champion. Là encore si Guillaume Apollinaire est le premier à s’enticher de Picasso, il ne sera pas le dernier à souligner l’écartèlement du cubisme dès son avènement même s’il s’empresse de défendre Robert et Sonia Delaunay dans ce qu’il nommera l’orphisme. Une interprétation plus lumineuse, plus musicale, finalement moins austère que la proposition de départ initiée par le célèbre binôme des origines qui fit course commune pendant quelques années, au point qu’on avait du mal à les distinguer, avant de se séparer.
Toutefois au-delà des divergences, on ne peut pas manquer d’être saisi par le virage impressionnant effectué par les deux complices qui aimaient à se comparer à des partenaires de cordée à l’assaut des montagnes de l’art. Ce qui est devenu une affaire entendue se déroule au contraire sous nos yeux comme une expérience, une question d’intuition, d’essais et d’erreurs, sorte de bricolage entêté mirobolant. Rien à voir, et c’est heureux, avec les ardeurs disciplinaires qui fleuriront plus tard dans le sillage du surréalisme. À rapprocher les Maisons sur la colline, 1909, du peintre espagnol des Usines du Rio-Tinto à l’Estaque, 1910, de Braque, on retrouve la même fragmentation du village et des bâtiments industriels, le même congé donné à l’illusion optique, autrement dit le même refus du pittoresque.

© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Tony Querrec.

Bois peint, métal et liège, 25,5 x 16,5 x 18,3 cm. Musée des beaux-arts de Lyon, Lyon
© Lyon MBA – Photo Alain Basset.
Il ne s‘agit plus de reproduire mais de concevoir afin de construire un espace propre à la peinture enfin débarrassée des exigences mimétiques. Apollinaire toujours aussi sagace dira que la « vraisemblance n’a plus aucune importance ». Son enthousiasme le portera à regarder ailleurs et ce sera en quelque sorte le mot d’ordre de cette décennie turbulente qui aima se prévaloir de l’exemple de Gauguin parti aux Marquises et des arts dits primitifs. Le coup de force cubiste ne consiste pas seulement à brouiller la surface des toiles trop sages mais surtout à s’extraire des ornières confortables de l’habitude, en provoquant l’inédit.
Cependant, les conséquences de cette liberté acquise seront aussi surprenantes. Car Picasso comme Braque n’a pas emprunté la voie de l’abstraction qui leur était pourtant ouverte, ce qui sera le cas du Picabia de La procession, Séville, 1912. Alors pourquoi s’arrêter en 1917 ? Parce que c’est l’année de Parade, ballet en un acte sur une musique de Satie avec décors, costumes et rideau de scène créés par Picasso. Le spectacle fit scandale, et constitue un tournant dans la carrière de l’andalou. Si les décors portent bien la marque d’une géométrie joyeuse, le rideau de scène opte pour un retour à la figuration. Nous sommes dans un entre-deux, la guerre a donné un sérieux coup de frein au développement du mouvement en dispersant ses principaux protagonistes. Les effets du séisme cubiste pèseront sur d’autres épaules, Mondrian en fera un programme et la leçon infusera les rangs des artistes issus de la révolution d’Octobre comme Kasimir Malevitch.
© B.R https://www.revuedesdeuxmondes.fr/les-cubistes-du-cubisme/ 22 janvier 2019
Le Cubisme. Centre Pompidou. Jusqu’au 25 février 2019