
Peintre français ayant passé l’essentiel de sa vie à Rome – il y serait arrivé dès l’âge de vingt ans vers 1610 – Valentin de Boulogne n’est jamais tombé dans l’oubli comme ses quasi-contemporains Vermeer et Georges de la Tour. En revanche, le passage à la trappe de l’histoire a assuré à ses confrères un rayonnement planétaire dont il n’a malheureusement pas profité. Qu’il bénéficie aujourd’hui au Louvre d’une première monographie dans le sillage de l’exposition consacrée au célébrissime hollandais ne manque pas de sel car les deux artistes, inégalement connus par le grand public, s’attaquent l’un et l’autre au réalisme, notion qui fit couler beaucoup d’encre et dont le flot n’est pas prêt de se tarir.
Collectionné très tôt par Louis XIV et le cardinal Mazarin, la permanence critique de Valentin fut assurée par l’exceptionnelle qualité de son art. Pourtant, les informations le concernant sont pour le moins lacunaires. Seules les dernières années romaines de 1620 à 1632, date de sa mort, à 41 ans, sont relativement documentées. Mais qu’on n’imagine pas une existence solitaire. Au contraire, la ville éternelle, en ce début du XVIIe siècle, attirait une foule d’artistes séduits par le coup de force du clair-obscur imprimé par le pinceau à la fois trivial et flamboyant de Caravage (1571-1610). Il y a là une phalange de français subjugués par son exemple et non pas des moindres : Simon Vouet, Nicolas Tournier, Claude Vignon, mettons entre parenthèses Nicolas Poussin qui, paraît-il, ne goûta guère cette ferveur, mêlés à des espagnols (le grand Jusepe de Ribera), des italiens et des peintres nordiques. Chacun essayant de décrocher la commande miraculeuse ou de passer par le truchement des marchands qui, en spéculateurs avertis, stockaient déjà les toiles dans l’attente de profits substantiels.
Réunis en confréries, les aspirants créateurs recherchaient avidement des mécènes susceptibles d’améliorer leur sort. A la poursuite du succès, ils évoluaient dans une cité particulièrement violente où le risque du coup de couteau était une éventualité vraisemblable. Valentin, admiratif du naturalisme caravagesque, vécu à la diable comme son mentor et mourut des suites d’une faramineuse beuverie. Toutefois, il n’y pas lieu de n’y voir qu’une anecdote car s’il faut, bien entendu, pondérer les relations entre la vie et l’œuvre, on ne saurait les mettre entièrement de côté. D’autant plus que la révolution suscitée par le caravagisme provoqua un séisme dans les habitudes picturales. Le maître mot de ce bouleversement, c’est un empirisme farouchement affirmé.
Ce nouveau mode de peinture, la pittura dal naturale, envoie consciencieusement valdinguer les conventions en vigueur. Plus d’ébauches, ni de dessins préparatoires, encore moins de cartons soigneusement agencés, la composition s’effectue à même la toile. Et surtout on ne peint plus en fonction d’un idéal abstrait mais du quotidien. La rue fournit le modèle vivant des joueurs de cartes, des musiciens, des Tsiganes comme celui des saints et des martyrs. Ces figures marginales empruntés aussi bien à la commedia dell’arte qu’au roman picaresque s’inscrivent dans le droit fil des courants culturels de l’époque. En somme, le monde brutal des bas-fonds,[1] la foule des gens de peu et sans condition envahissent ou assiègent les surfaces jusqu’alors très policées de la représentation.
Les trois personnages des Tricheurs (1614) peints par Valentin reprennent, semble t-il à l’identique, la mise en scène réalisée par Caravage, en 1595. A ceci près que les différences l’emportent sur les ressemblances. Bien sûr on retrouve le fameux ténébrisme ici fortement contrasté, un cadrage serré qui accentue l’effet dramatique de la situation et le malheureux joueur trop concentré pour s’apercevoir de la mystification dont il est l’objet. Un changement majeur dans le dispositif toutefois puisque la silhouette masquée, révélant à son comparse le jeu du pauvre ingénu, apparaît noyée dans l’ombre et dotée d’un strabisme surprenant. Un effet, note Annick Lemoine[2], qui accentue à la fois l’aspect inquiétant et comique de cette obscure présence. On s’éloigne donc du pur rendu de l’embrouille. D’ailleurs cette remarque nourrit le parti pris de la rétrospective dont le sous-titre « Réinventer Caravage », énonce le programme.

A l’école du peintre lombard, le français n’a rien du copiste servile. Le premier, si l’on s’attarde sur Les Tricheurs, insiste sur l’affrontement du trio, le fraudeur s’avance debout, sûr d’emporter la mise tandis que le second tasse les protagonistes dans leur coin, les enfermant chacun dans la sphère de leurs préoccupations. Retranchés dans leurs propres obsessions, on ne sait à quoi exactement ils s’adonnent. Les dupeurs n’ont plus l’air si pressé et la dupe tombe dans une curieuse méditation s’affranchissant un instant de l’inévitable issue. En fait Valentin, par rapport à son illustre prédécesseur, retarde l’action, la met en crise. Disons qu’elle n’est plus directe ou assumée en tant que telle. On s’en aperçoit notamment dans la série des concerts. La réunion de musiciens et de soldats (1625-1627) accuse cette impression de suspension, de mise à distance de l’événement. Vient-on de commencer ou pas encore ? Une hésitation manifestée et redoublée par les bouches entrouvertes de la joueuse de tambourin et du violoniste. Est-ce l’appel d’air nécessaire avant l’attaque du morceau ? Esquissons alors l’hypothèse d’un clair-obscur dont Valentin se sert non pour exagérer la dynamique de son œuvre mais pour mettre en relief cette indécision du temps qui passe et qu’il interroge.
B.R Revue des Deux Mondes, mai 2017
[1] A ce sujet, on consultera : Les bas-fonds du baroque. La Rome du vice et de la misère. Le catalogue publié sous la direction de Francesca Cappelletti et Annick Lemoine à l’occasion de l’exposition qui eut lieu au Petit Palais du 7 octobre 2014 au 18 janvier 2015.
[2] Valentin de Boulogne. Réinventer Caravage. Sous la direction de Keith Christiansen et d’Annick Lemoine, p. 104, Louvre éditions, l’indispensable catalogue de l’exposition qui ouvre ses portes jusqu’au 22 mai 2017.