LE DERNIER VOYAGE DE SOUTINE

Quel livre et quelle traduction ! Des vies comme celle que nous conte Ralph Dutli, on n’en revient pas. On sort du roman ébloui, sidéré par le voyage, par ces trois jours pendant lesquels Chaim Soutine, à partir du 6 août 1943, tente de relier Chinon à Paris. Tentative de la dernière chance aussi, car le peintre russe souffrant d’une péritonite aiguë doit être opéré d’urgence. La France est occupée, la France est malade de son occupation tout comme Chaim Soutine, le fugitif colonisé par l’ulcère qui le ronge et le tue à petit feu depuis de longues années. Au fil des pages, nulle mention d’une progression datée qui assurent normalement le confort et la cohérence des biographies raisonnées. Impossible catalogue car le trajet lui-même ressemble à une errance et à une folie. Le malade ne peut se passer d’une ambulance et ce n’est pas rien dans la France de l’époque que de transporter Chaim, le juif, même s’il refuse de porter l’insigne infamant. Alors, on fait appel au service d’un corbillard Citroën qui zigzaguera sur les routes pour déjouer les contrôles des hommes en noir. C’est bien la première fois que les deux chauffeurs transbahutent un cadavre vivant. Marie-Berthe sa compagne veille à ses côtés et pourvoit aux doses de morphine pour éteindre la douleur. La drogue rythme le parcours dans l’ombre hallucinée de sa mémoire qui, par à-coups désordonnées l’envahit à la mesure des crises et des rémissions toujours temporaires. Dans l’obscurité de la voiture l’enfance impossible près de Minsk, le ghetto, les pogroms, tout ce qu’il a fui revient l’assaillir. Chagall, son voisin d’atelier parisien, a beau avoir ramené tout son shtetl dans sa peinture, il ne veut plus en entendre parler. Reviennent aussi par vagues, les collines de Céret, les maisons vacillantes sur la route blanche, les carcasses de bœuf achetées aux abattoirs pour peindre la chair écarlate. Le Citroën avance avec ses souvenirs. Ça s’agite auprès du malade, les amis de Montparnasse, Modigliani, les personnages de ses toiles, le petit pâtissier, le garçon d’étage, la femme en rouge et le miraculeux Barnes qui lui achète plus de cinquante tableaux d’un coup. Ils apparaissent pour bientôt s’évanouir dans les éclairs de la souffrance. Pourtant aucune once de mélancolie dans ce portrait car Dutli, grâce lui soit rendue, sait parfaitement accorder l’euphorie à la détresse de ces trois jours enfiévrés.

©BR. RDDM déc. 2016-jan. 2017, Le dernier voyage de Soutine. Ralph Dutli, Traduction de l’allemand Laure Bernardi, Le bruit du temps / 272 p.

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