
Si l’on connaît désormais l’œuvre du photographe malien Seydou Keïta (1921-2001) exposée pour la première fois en France à la Fondation Cartier en 1994, il a tout de même fallu attendre une succession de petits miracles pour que ses magnifiques portraits nous parviennent. Coup de pouce bienvenu parce que la France des années quatre-vingt res- tait tranquillement engoncée dans ses frontières européennes. Ce n’est qu’à l’occasion de la mythique exposition « Magiciens de la terre », en 1989, que les cimaises hexagonales s’ouvrent à l’Afrique contemporaine. André Magnin, un des commissaires de cette fameuse manifestation, raconte qu’il découvre, en 1991, Seydou Keïta à Bamako en cherchant l’auteur anonyme des tirages que Jean Pigozzi, collectionneur compulsif d’art africain intrigué par la qualité des portraits, lui avait transmis. Sur place, il montre les photocopies et sans hésitation on l’emmène tout droit chez Seydou Keïta. S’amorce alors l’étonnante résurrection d’un artiste qui avait ouvert son studio en 1948 l’avait fermé en 1962. Depuis cette date, plusieurs milliers de négatifs dormaient soigneusement rangés dans l’attente d’un geste providentiel. Ils furent plusieurs à se pencher sur ce parcours extraordinaire et à tenter de sortir de l’isolement la photographie africaine. Ce fut le cas notamment de Françoise Huguier, cofondatrice des Rencontres de Bamako, dont la première édition eut lieu en 1994, qui entreprit aussi de le promouvoir. Keïta, à la suite de sa rencontre avec André Magnin, lui permet de faire des tirages argentiques à partir de ses négatifs, réédition à laquelle il apposera sa signature.
L’aventure commence, non sans réserver quelques surprises et dont la moindre est l’accueil que lui réserve (enfin) le Grand Palais, organisant ainsi la première monographie d’un photographe africain sous sa vénérable verrière. Retard peut-être mais disons juste retour des choses puisque l’auguste bâtiment abritait, dans l’entre-deux-guerres, le Salon de la Société coloniale des artistes français, ces boursiers des Beaux-Arts ramenant de l’Empire français une moisson d’œuvres célébrant l’exotisme convenu de ces lointaines contrées. Précision sans doute anecdotique mais utile à rappeler car la démarche de Keïta va subvertir tous les codes de la représentation coloniale en vigueur. Il vivra en effet la fin de la colonisation et les débuts de l’indépendance du Mali, en septembre 1960. Moment particulier où le marché de la photographie africaine est inexistant et où le départ des Français provoque le rapatriement de presque tout le matériel photographique vers la métropole. Ce qui explique aussi que Keïta n’avait pas la possibilité de tirer de plus grands formats. Destinons au passage cette explication aux esprits chagrins qui, sacralisant les tirages d’époque (les glorieux vintages), sous-estiment les tirages ultérieurs sans parler des agrandissements. Le Grand Palais montrant les deux, le visiteur aura tout le loisir d’apprécier l’inanité de la querelle.

Mais revenons au trajet de l’apprenti menuisier devenu photographe. Autodidacte, alors? Oui si l’on considère qu’il n’a pas fréquenté l’école, non si l’on tient compte de sa pas- sion car l’adolescent se servait déjà d’un Kodak Brownie offert par un de ses oncles. Parallèlement à son travail à l’atelier de menuiserie, il photographie sa famille et ses proches. Un instituteur photographe, Mountaga Dembélé, lui prodigue ses conseils et le jeune Keïta fréquente le Photo Hall soudanais – premier laboratoire de photographie du Mali – pour développer ses pellicules. Très tôt la photographie lui assure un revenu régulier et à 28 ans, fort de cette longue formation, il s’installe à son compte. En l’espace de quatorze ans, il voit défiler le Tout-Bamako, attiré par la modernité de ses portraits noir et blanc. Les prises de vue se déroulaient le plus souvent dans la cour du studio, à la lumière naturelle. Là, dans une ambiance de palabre, il organise la scène selon les modalités classiques du studio photographique (la pose et la toile de fond) popularisées par les opérateurs occidentaux qui, depuis l’arrivée des premiers daguerréotypistes en 1839-1840, se sont succédé dans les ports du Sénégal au Cap.
Yves Aupetitallot, un des commissaires de l’exposition, signale dans le catalogue que « la colonisation européenne de l’Afrique de l’Ouest est indissociable de l’histoire de la diffu- sion de la photographie qui lui est concomitante dans une même temporalité et dans une même zone géographique » (1). Pour s’en convaincre, il suffit de regarder l’énorme pro- duction de cartes postales qui atteignit son âge d’or à l’orée de la Première Guerre mondiale. Cet amoncellement de vues se délecte de la sensualité supposée des odalisques et s’attache à répertorier les ethnies. Il s’agit d’inventorier, de recenser, de maîtriser une population indigène toujours présentée frontalement. On retrouvera les traces de ce découpage démographique pendant la guerre d’Algérie. À cette frontalité objectivée, indifférente, Seydou Keïta va substituer l’individualité frémissante des sujets. Il revendique l’invention du portrait en buste de biais et surtout la capacité à embellir sa clientèle. Certains même arrivent avec un petit chapeau en arrière à la manière du personnage interprété par Eddie Constantine, une célébrité à l’époque dans les rues de la capitale malienne. Les commerçants, les fonctionnaires, les politiciens se précipitent chez lui tirés à quatre épingles parce qu’ils savent qu’une fois passés par son regard ils sortiront encore plus beaux, plus vivants, bref singuliers. Perfectionniste, il accroche aux murs de son atelier un échantillon de poses permettant à ses clients de choisir ce qui les mettra en valeur. Mais il fait mieux que cela, disposant d’un jeu de tissus pour le fond, il alterne en fonction de l’habillement, n’hésite pas non plus à soigner la position des mains, la direction du regard et se sert d’accessoires pour signifier la vitalité de ses modèles, leur volonté d’émancipation. Ainsi cette jeune fille, les coudes sur un poste de radio, s’identifie à l’actualité, on entend quasiment la musique qu’elle écoute. Le Solex, le scooter, la machine à coudre Singer magnifient tour à tour un trait de caractère. On imagine que le porteur du costume impeccablement cravaté, le jeune homme à la fleur ou le couple posant négligemment les bras sur le même poste de radio feront bientôt l’Indépendance. Souvent la surabondance décorative du tissu du fond se mélange aux imprimés des habits. Ce dispositif jouant sur la dynamique de l’arrière-plan et du premier plan pousse allè- grement, sur un grand format de 1959, deux femmes habillées du même boubou au motif d’autruche au-devant de la scène. Une composition d’autant plus forte que, par les soins de Keïta, les deux coépouses adoptent une posture hiératique.

L’exubérance irrigue tout son parcours, et s’exprime à tous les niveaux. Dans la foule qui se presse aux portes du studio, dans ces rabatteurs qui, arpentant le centre-ville de Bamako, montrent les « cartes » de Seydou pour allécher le chaland, dans la rapidité des séances – une seule prise suffit en général – et dans la prodigalité de son entourage familial, avec ses vingt et un enfants et ses six épouses. Ses clients sont si satisfaits qu’ils s’empressent d’envoyer leur portrait par la poste, renouant ainsi avec la tradition des cartes postales mais cette fois-ci, ce sont les principaux intéressés qui ont pris leur destin en main. Parmi les miracles qui ont présidé à sa découverte, notons le plus émouvant quand, face aux nouveaux tirages, ce portraitiste hors pair a pris conscience de la beauté de ses images. « J’ai compris alors, confiait-il, que mon travail était vraiment, vraiment bon. Les personnes sur les photos paraissaient tellement vivantes. C’était presque comme si elles se tenaient debout devant moi en chair et en os. (2) »
1. Catalogue publié à l’occasion de l’exposition présentée au Grand Palais, à Paris, du 31 mars au 11 juillet 2016, Seydou Keïta, RMn-Grand Palais, 2016, p. 18,
2. Propos rapportés par Robert Storr, op. cit., p. 34.
Bertrand Raison, La revue des deux mondes, juin 2016