
A quatre-vingts ans, Helena Almeida expose au Jeu de Paume à Paris et va être la découverte de ce printemps pour le public international. Bertrand Raison est écrivain, journaliste et essayiste. Son passé de danseur, sa rencontre avec Carolyn Carlson et Merce Cunningham, son expérience cosmopolite donne à son regard une véritable acuité et souvent en dehors du « main stream ». Pour mesurer l’importance de l’exposition Helena Almeida au Musée du Jeu de Paume nos avions besoin d’un « go-between« . Il n’en était pas de meilleur.
Entretien exclusif avec Bertrand Raison
Peu connue en France, Helena Almeida a pourtant été célébrée par deux fois à la biennale de Venise, en 1982 puis en 2005. Pourriez-vous nous faire approcher les différentes phases de ce long parcours que le public découvre aujourd’hui ?
Peu connue en France, il est vrai, Helena Almeida est pourtant présente dans les musées européens, en Asie, aux Etats-Unis, au Brésil tout en étant collectionnée dans ces différents pays. Sa relative discrétion n’a rien à voir avec une absence d’intérêt. Au contraire, elle fait partie de ces artistes qui, ayant entamé une démarche singulière, n’appartiennent pas au bruit de fond du marché de l’art. Non qu’il faille déprécier ceux qui accaparent les premières places du podium, mais plutôt se dire qu’au nom de la biodiversité artistique, on peut aussi réclamer que le regard ne se focalise pas toujours sous le feu des mêmes projecteurs. D’autant plus qu’Helena Almeida assume depuis près de cinquante ans le choix paradoxal d’avoir congédié la peinture sans y renoncer. Son travail, commencé à sa sortie des Beaux Arts de Lisbonne à la fin des années 60, s’inscrit dans le contexte d’une période qui, remettant en cause tant les outils que les modes de représentation attachés à la tradition picturale, a vu des mouvements comme le Groupe Gutai au Japon ou le Groupe Zero en Allemagne déchirer, transpercer, brûler toile et supports, tout en renvoyant à la poubelle le régime mimétique des images. Se joignirent notamment au Groupe Zero à titre d’invités, Yves Klein et Lucio Fontana. Il suffit d’évoquer la peinture au feu du premier et les toiles fendues du second pour prendre la mesure de la radicalité qui alors agitait la société dans son ensemble, agitation qui donna naissance aux « performers » qui s’emparèrent du corps comme principal vecteur d’expression. La danse, bien sûr, à la même époque surgit comme une vague de fond balayant les pratiques convenues et le mépris dans lequel on la tenait puisque, elle aussi, allait subvertir la routine d’un académisme accablant.
A qui pensez-vous ?
Citons pour mémoire, dans ces mêmes années 60, le rôle déterminant du Judson Dance Theater aux USA avec Steve Paxton et Trisha Brown ou du Butō au Japon, saisissante danse des ténèbres initiée par Tatsumi Hijikata. A gros traits donc, voilà le paysage. Evidemment, l’approche de Fontana a fortement marqué Helena Almeida, elle ne manque pas de le souligner bien qu’elle en tire d’autres leçons. Ajoutons que le Portugal, à ce moment là, se trouve encore sous la dictature de Salazar et que, en dépit de la contrainte politique, ce Finistère européen reste malgré tout un observatoire de la mouvance des mondes, écho persistant de l’histoire portugaise irrévocablement liée à ses grands explorateurs océaniques. L’œuvre d’Helena Almeida inscrit le témoignage de ces multiples croisements qui peu à peu vont construire le chemin si particulier qu’elle arpente aujourd’hui.

Pouvez-vous nous décrire dans ses différentes phases la matérialité de cette œuvre ?
Un châssis retourné, doté d’un store abaissé aux deux tiers de sa hauteur, annonce dès 1968, son adieu à la peinture. Décision inséparable de sa volonté, cette même année de rejoindre la peinture par une autre voie que celle du tableau en se recouvrant des pieds à la tête de la toile désormais libérée de son cadre. Elle veut très littéralement habiter la peinture, ce sera le titre de plusieurs séries qui patiemment enregistreront ce passage impressionnant de la peinture à son propre corps. Se pose toutefois la question de l’enregistrement de ce changement qu’elle résout en utilisant la photographie noir et blanc sur laquelle elle applique de l’acrylique bleu. Une suite de sept photographies des peintures habitées (pintura habitada, 46 x 40 cm), de 1979, montre clairement le dispositif adopté. De face, le pinceau à la main on la voit progressivement disparaître derrière un rideau de peinture qu’elle parvient à repousser partiellement de la main.
Peut-on dire qu’Helena Almeida est encore peintre à cette époque ?
Certes l’acrylique a migré d’un support à l’autre mais l’essentiel de cette migration dépend surtout du bleu qui, pour elle, représente la couleur de l’espace. Qualité indispensable qui lui permet de s’approprier la peinture. Et effectivement au cours des années 70, elle ne cessera d’explorer cette relation corps-peinture où tour à tour, elle empoigne l’acrylique pour le mettre en poche, voire l’avaler – séquence nécessaire à la métamorphose de son corps en peinture l’autorisant enfin à quitter les photos peintes pour se projeter dans l’espace de l’atelier. Mais rien ne sera oublié du point de départ. Seulement, les tirages passent au grand format, on n’aperçoit plus le visage d’Helena Almeida toujours habillée de noir et nous sommes désormais convoqués au seuil d’une narration silencieuse. Ainsi dans un nouveau chapitre de sa lente exploration, les sept clichés de Sim titulo (sans titre, 126 x 179 cm) orchestrent l’effacement graduel de l’ombre de la silhouette de l’artiste campée au coin supérieur droit de la photographie. Le pigment noir qui, sur le sol de l’atelier, compose son profil ombreux, rappelle, s’il en était besoin, la permanence obstinée du dessin. Elle s’en sert pour préparer minutieusement chaque intervention et, qu’on en remarque ou non la présence matérielle, le corps d’Helena Almeida, avec ou sans pigment, continue inlassablement à dessiner le volume de l’atelier.
Le mot apparemment trop simple qui vient à l’esprit devant ce travail est « performance ». Pourtant l’artiste se défend devant cette idée qui lui semble convenue et réductrice. Comment comprenez-vous cette réserve ?
Cette réserve doit sans doute être associée à la définition par la négative qui curieusement caractérise tout le parcours d’Helena Almeida. Car ses « photographies », ne construisant pas d’autoportrait privilégient davantage une figure plus universelle qu’individualisée. D’autre part, ce n’est pas elle qui prend les photos, c’est son mari Artur Rosa, architecte par ailleurs réputé, qui appuie sur le déclencheur dès que la scène dûment structurée est prête. Assistant spectral, il n’apparaît jamais, sauf, ces dernières années où il accompagne sa femme dans le déroulé de cette chorégraphie très particulière. Et enfin, à proprement parler, s’agissant de la performance, tout est bien sûr composé mais il n’y a ni amont ni aval au mouvement, tout s’organise au service d’un instant incarné par le choix précis de la posture souhaitée. Face à ce cheminement singulier, au lieu de ressasser les mêmes catégories, ne pourrait-on pas substituer au terme de performance, celui de peinture chorégraphiée. A t-on gagné en compréhension ? Peut être pas, mais au moins ça évite d’assimiler son itinéraire à celui de Robert Longo ou d’Orlan.
Le « Jeu de Paume » est depuis quelques temps le lieu privilégié de la photographie à Paris. Dans votre esprit, le dernier développement du travail de Helena Almeida est-il strictement photographique? L’intervention de son mari n’est-il que l’enregistrement de moments de son travail ?
Les catégories quelquefois réservent des surprises. Rappelons le, Helena Almeida ne prend pas les photos elle-même et, pour photographique qu’il apparaisse, son travail se concentre sur le dessin de son corps dans l’espace de l’atelier. A oublier cette condition, on risque de surévaluer le médium au détriment de l’action mise en scène. D’autre part, rien de moins mineur que le rôle de son mari puisqu’il sera intégré à l’œuvre en cours. Notamment dans une vidéo de 2010, Sim titulo (Sans titre, 18’) où Artur et Helena filmés à mi-corps, au son du raclement de leurs pieds, s’avancent vers nous puis reculent au fond de l’atelier, ayant chacun une de leur deux jambes entravée à l’autre. Insensiblement, la bride qui les attache se dénoue et tombe au sol. Ici s’enregistrent encore une fois la trace du dessin et la lente séparation des corps.
Comment entendez-vous le titre de cette exposition: Corpus?
En fait, Corpus ne prend tout son sens qu’à partir du titre de l’exposition portugaise de Porto précédant la présentation parisienne au Jeu de Paume qui s’énonçait comme suit : « mon œuvre est mon corps, mon corps est mon œuvre ». Aussi Corpus serait-il très justement le recueil de toutes les variations de ce corps mis en tension dans le volume de l’atelier et dont les photographies consigneraient non seulement la graphie du geste mais aussi celle des émotions conférant à ce travail une qualité dramatique d’autant plus surprenante qu’elle s’accompagne d’une pauvreté de moyens remarquable.
Entretien : Michel Enrici et Bertrand Raison, D’Art et de Culture, Monaco, avril 2016