Figure éminente de l’art contemporain portugais, Helena Almeida, qui expose depuis la fin des années soixante, reste malheureusement, en France, une artiste relativement peu connue. L’exposition du Jeu de Paume (1) devrait sinon remédier à cette situation en tout cas montrer la singularité de sa démarche. Tout au début de sa carrière et malgré l’isolement d’un pays cadenassé par la dictature, elle participe pleinement à l’immense aventure de contestation générale de la peinture qui embrase une partie de la planète. À l’exemple du groupe Gutai qui, ces années-là au Japon, déchire les toiles ou du groupe Zero qui, en Allemagne, n’hésite pas à brûler les siennes. Formée à l’école des Beaux-arts de Lisbonne, elle prend très vite ses distances à l’égard de sa formation de peintre. Et tout aussi rapidement elle va choisir de se défaire de la peinture sans y renoncer. Un paradoxe qu’elle assumera d’emblée. Dès les commencements, elle pose clairement les attendus de son travail. Elle ne reviendra pas au mode de représentation traditionnel, et, pour nous en convaincre, elle présente en 1969 une toile monochrome dotée d’un cadre décalé vers la gauche ou en 1968 l’envers d’un châssis muni d’un store abaissé au tiers de sa surface. Hors l’aspect ludique de cet engagement, nous sommes conviés à prendre à la lettre l’opération de décadrage ainsi que celle qui consiste à fermer la fenêtre de la peinture ouverte sur le monde selon une formule que l’on rabâche à satiété depuis la Renaissance. Bon, air connu, on peut sourire mais la suite, quasiment exprimée la même année, nous oriente vers une autre direction, beaucoup plus stimulante et inattendue. Car, et voilà le coup de force, elle décide de prendre son propre corps comme un medium de son travail au même titre que le dessin, le pigment ou l’acrylique. À ce répertoire, elle ajoute la photographie noir et blanc, qui lui permet de matérialiser son corps. Ici pas de body art fracassant, seule compte l’exploration patiente des limites de la peinture. Il s’agit de poser la seule question qui vaille pour Helena Almeida, à savoir : comment habiter la peinture? Comment ne pas opposer l’intériorité du sujet à l’extériorité du tableau et même com- ment être à la fois d’un côté et de l’autre? Réponse: une photographie de 1976, Tela habitada (toile habitée), où on la voit revêtue de blanc, portant un tableau tout aussi blanc plaqué sur le torse. En fait, ce motif de la toile habitée remonte à ses premiers travaux. On peut même dire que tout son parcours depuis près de cinquante ans en fouille les innombrables variations. Si l’on revient sur cette photographie de 1976, signalons, premier moment, qu’elle porte deux fois la peinture, le monochrome et le tulle de la toile dont elle s’habille. Second moment, elle emporte tout et, ce faisant, elle est à la fois dedans et dehors.
Elle va dès lors sonder cet entre-deux. Une série de la même année 1976 concrétise cette approche. Les sept photographies de Pintura habitada (peinture habitée) la représentent dans le double mouvement d’un rideau d’acrylique qui la recouvre entièrement et qu’elle parvient à écarter dans les dernières photos en le repoussant de la main.

Indiquons ici que la peinture est appliquée sur la photographie et qu’il s’agit d’un bleu lumineux et, selon Helena Almeida, il ne pourrait en être autrement : « C’est la couleur spatiale. Si j’appliquais du vert ou du jaune, ce serait un désastre. J’utilise le bleu pour montrer l’espace. (2) » Ce parti pris décisif autorise l’entrée de l’espace dans la peinture offrant la possibilité de s’en emparer, de la transporter, de la mettre dans sa poche, voire de l’avaler. Programme qu’elle exécute littéralement dans les différentes séries qu’elle propose. Cette attitude ouvre un horizon narratif laissé au libre arbitre du spectateur et à l’inventivité de sa créatrice. Peintre sans tableau, Helena Almeida n’interroge pas seulement les usages du métier mais plus encore l’atelier qui désormais remplace la toile. C’est la scène exclusive de son expression. Sa maison de peinture, le lieu où déjà son père sculpteur exerçait, le point de focalisation de toute son énergie et l’endroit qu’elle arpente de long en large. D’ordinaire anonyme, l’atelier associé au travail artistique compte moins que les œuvres mais, avec Helena Almeida, il occupe le centre de ses préoccupations et acquiert un genre. Si habiter la peinture revient finalement à questionner l’espace de l’atelier pour savoir comment l’habiter, alors le corps de l’artiste peut devenir le corps de la peinture.

À partir de cette exigence se met en place un dispositif aussi radical que modeste. Bien qu’Helena Almeida dessine scrupuleusement chacune de ses interventions, ce n’est pas elle qui prend les photos, c’est son mari, Artur Rosa, intervenant invisible sauf ces dernières années, où il apparaît aux côtés de sa femme, qui presse le déclencheur. Les photographies la représentant n’ont pas un statut d’autoportrait. D’ailleurs, depuis les années quatre-vingt, on ne distingue plus son visage. Une absence qui permet d’universaliser la possibilité de l’identification en ne renvoyant à aucune physionomie reconnaissable, d’autant plus que pour accentuer ce principe, elle s’habille tout en noir. Enfin, Helena Almeida refuse tout autant la notion de performance. La posture adoptée, scrupuleusement chorégraphiée, reste suspendue entre l’amont et l’aval d’une action qui ne se donne à voir que sur l’équilibre d’un instant. Notamment les grands formats de la série de 1996 Sem Titulo (sans titre), où l’on aperçoit l’ombre démesurée de sa silhouette composée de pigment noir étalé au sol. Tout au long de la progression de la série, ce n’est pas elle qui bouge mais le contour ombreux qui par endroit s’efface, laissant indemne la découpe partielle de son dos. Pourtant la présence du corps implique moins le déplacement que le mouvement suggéré d’un récit sensible offert aux yeux du spectateur. Helena Almeida se fraie ainsi un chemin secret dans la fragilité de nos existences d’autant plus émouvant qu’elle élabore son univers avec une pauvreté de moyens remarquable. Ce qui, par contrecoup, confère un impact sidérant à l’extrême concision formelle du jeu gestuel adopté dans chaque séquence photographique. Ce minimalisme toutefois ne manque pas d’ambition car l’artiste étend sa pratique au champ des émotions, une manière de repousser les murs de l’atelier, de démultiplier les dimensions de l’espace. C’est le cas, dès 1979, pour Ouve-me (écoute-moi (3)), une vidéo dans laquelle Helena Almeida, à peine visible, passe et repasse derrière un châssis. Indispensable étape afin de s’affranchir définitivement du support de la toile pour gagner l’espace et s’engager dans le corps-à-corps tant attendu avec l’atelier. Notamment les deux tirages de 2002 Seduzir (séduire), où elle apparaît debout et de dos. Ce grand diptyque (187 x 125 cm) dessine deux torses inclinés l’un vers l’autre pour former un cercle vide au centre de la composition, mêlant inextricablement la puissance de la perception à sa vulnérabilité la plus extrême.
Bertrand Raison, La Revue des Deux Mondes, avril 2016
1. Exposition « Helena Almeida. Corpus », musée du Jeu de Paume, Paris, jusqu’au
22 mai 2016.
2. « Une conversation qui ne s’achève jamais », entretien avec Helena Almeida et les deux commissaires de l’exposition, Marta Moreira de Almeida et João Ribas. Catalogue édité par la fondation Serralves, le Jeu de Paume et le centre d’art contemporain Wiels, 2015 (p. 133). Cette exposition s’inscrit dans le cadre du Printemps culturel portugais, dont on peut consulter le programme à l’adresse http://www.jeudepaume.org.