
Wifredo Lam (1902-1982) raconte qu’il fut saisit à l’âge de cinq ans par l’image projetée sur le mur de sa chambre du vol oscillant d’une chauve-souris à la poursuite de son ombre. Ce jour-là le miroir lui renvoya aussi son propre reflet, et c’est la première fois précise t-il qu’il se mesurait au temps qui passe, au vertige de son écoulement. Cette vision de son enfance cubaine ne le quittera pas. L’immense peintre qu’il deviendra sera entouré par la multiplicité des images mobiles des mondes qu’il traversa. Celui de ses parents, l’origine chinoise de son père, celle hispano-africaine de sa mère et puis tous ceux que l’artiste, voyageur impénitent, rencontra au cours de sa vie des Caraïbes à Paris en passant par l’Amérique du Sud et New-York. Un parcours mouvementé qui le vit combattre du côté des Républicains espagnols lors de la guerre civile, fuir la France devant les troupes allemandes, se réinstaller à Cuba, soutenir contre vents et marées Fidel Castro, puis se partager entre l’Italie et Paris. Une constante pérégrination qui fut à la hauteur d’une production prolifique. Ses gravures accompagnent les textes de ses amis poètes d’Aimé Césaire à Edouard Glissant. Compagnon de route des surréalistes, adoubé par Picasso qui reconnaissait en lui un autre lui même, Lam apparaît dans les années 40 comme l’artiste du renouveau, l’homme des Indépendances, à tel point que la Jungle, peinte en 1943, est souvent considérée comme « le premier manifeste plastique du tiers monde ». Acquise deux années plus tard par le Musée d’Art Moderne de New-York la toile fit scandale. Le parti pris de ce grand format spectaculaire n’arrondit effectivement pas les angles. En tout premier lieu le titre, pas de jungle ici mais plutôt des canes à sucre qui, à priori, ne poussent pas en forêt et font référence à l’industrie sucrière toute puissante de l’île et au peuple démuni qui y travaille. Les visages masqués, les figures féminines, les croissants de lune en forme de seins, évoluent au sein d’un rituel nocturne surplombé en haut à droite par une main tenant une paire de ciseaux, signe à la fois d’offrande et de révolte. Certes l’ombre de la mythologie afro caraïbe surplombe la scène mais Wifredo Lam ne nous joue pas un air de magie primitive mais invente un nouvelle manière de regarder le monde tout en congédiant l’exotisme suranné de l’ailleurs.
Bertrand Raison
PalaceCostes N°59 sept-oct 2015
Wifredo Lam.Centre Pompidou, 30 septembre 2015- 15 février 2016