
Questions à Bernard Lahire
On peut dire que Bernard Lahire a le réel chevillé au corps. Sociologue, directeur adjoint du Centre Max Weber de Lyon, sa curiosité scientifique l’a conduit à interroger aussi bien l’illettrisme, l’échec scolaire que la création littéraire. Sa dernière publication prend pour objet l’authentification d’un tableau disparu de Nicolas Poussin. Une belle occasion pour nous montrer que l’évidence de nos admirations ne va pas de soi et que la magie a encore de beaux jours devant elle. Revue de détail.
- En sociologue vous partez d’une histoire fabuleuse et très romanesque, de ce tableau de Poussin « La fuite en Egypte » (1657), qui, à peine peint, disparaît pendant trois siècles. On en retrouve trois versions dans les années 1980. Après bien des controverses, le Musée des Beaux Arts de Lyon achète une version dûment authentifiée, cette fois, pour 17 millions d’Euros. Pourriez-vous nous préciser le point de départ de votre enquête et surtout l’ambition de cette étude.
Bernard Lahire.L’histoire, telle que vous la résumez, est celle que j’ai découverte en 2008 lorsque la direction du Musée des Beaux-Arts de Lyon m’a sollicité pour savoir si je voudrais travailler autour de ce tableau. Ce n’était pas à proprement parler une commande, puisque la demande n’était pas très précise et que le Musée n’avait pas de budget pour financer une recherche, mais ça y ressemblait. Comme Poussin, qui préférait peindre sans contraintes plutôt que de travailler sur des projets décidés par d’autres, j’ai d’abord résisté à cette demande. Mais après m’être informé sur l’histoire du tableau, j’ai commencé à voir apparaître un après l’autre, tous les enjeux que l’étude pouvait permettre de soulever. J’ai alors monté un atelier de recherche à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon où j’ai pu construire, petit à petit, mon objet de recherche. C’est devenu l’histoire des statuts attribués à des toiles et la manière dont les gens se comportent à l’égard de ces objets selon le statut qu’ils leur accordent. Mais plus généralement, l’étude me permettait de reposer la question de la place de l’art, de son rapport au sacré et au pouvoir, et de la magie qu’exerce toute œuvre authentifiée et attribuée à un « grand maître ». Et comme tout ceci m’obligeait à remonter dans l’histoire, la recherche me donnait l’occasion de montrer comment le temps présent que nous vivons ne peut se comprendre sans la reconstruction du passé, et parfois d’un passé de très longue durée. Parti de la petite histoire événementielle, je suis arrivé à une enquête beaucoup plus ample et aux enjeux scientifiques multiples.
- Vous avez intitulé votre ouvrage Ceci n’est pas qu’un tableau. Qu’entendez vous par là ? Quel serait cet autre que le tableau de Poussin qui vous intéresse ? Un tableau est-il toujours plus qu’un simple tableau ?
B.L. Le titre, qui est un jeu autour de la formule de Magritte (« Ceci n’est pas une pipe », placé sous l’image peinte d’une pipe), résume l’intention du livre : l’art n’est pas ce qu’il prétend être. Il demande officiellement à être interprété, commenté, admiré et dit vouloir nous élever, nous émanciper, etc., alors qu’un regard plus lucide fait apparaître que l’art est intimement, structuralement lié à la domination et que l’aura et le respect révérencieux dont il bénéficie en sont les symptômes. On croit que l’émotion que nous vivons dans nos rapports à l’art est une chose spontanée, naturelle, alors qu’elle est très largement conditionnée par le statut de l’art et la nature de nos rapports aux choses sacralisées, retirées du monde des choses profanes. Avant de se focaliser sur les œuvres et leurs significations, il faut se demander comment il est possible que de tels objets existent et en quoi ils nous révèlent des réalités que nous ne voulons pas voir.
- D’autre part pour rester dans les intitulés, vous notez en guise de sous titre : essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré. Voulez vous dire que la magie et le sacré sont toujours à l’œuvre dans une société dont certains déplorent, à longueur de publication, le désenchantement ? Vous dites aussi que la magie est partout et que nous ne savons plus la voir. Le sacré s’est rendu invisible mais par quel tour de passe-passe a-t-on envie de vous demander ?
B.L. Nombreux sont les auteurs à soutenir que nos sociétés occidentales sont prises, sous l’effet des Lumières, du progrès scientifique et technique, des lois sur la laïcité (très françaises…), etc., dans un long processus de désenchantement et de désacralisation. Je pense qu’ils commettent une profonde erreur. Ils ne savent pas voir le sacré où il est. Ils regardent le monde d’aujourd’hui avec les yeux du monde d’hier. Comme le sacré a pris la forme du religieux, alors tout affaiblissement ou relativisation du religieux est perçu comme une sortie du sacré. Mais si on adopte un regard plus anthropologique et historique, on se rend compte qu’il y a eu du sacré avant les religions (sous la forme de ce que l’on a appelé la « pensée magique ») et que le sacré n’a cessé de se différencier et de prendre des formes différentes. Il y a sacré quand il y a pouvoir : l’opposition entre des dominants et des dominés est la base de l’opposition entre le sacré et le profane, entre l’important et l’insignifiant, le haut et le bas, le noble et l’ignoble, etc. Il y a donc du sacré dans tous les univers de pouvoir : sportifs comme artistiques, scientifiques comme politiques, etc.
- Vous revenez sur cette notion de domination de manière insistante alors que la plupart des sociologues actuels l’ont délaissée. Pourquoi ?
B.L. Dès que l’on parle de « domination », les gens ont tendance à détourner le regard parce que c’est quelque chose que l’on ne veut pas voir. C’est vulgaire, grossier, et lorsque vous parlez de domination à propos de choses aussi « pures » que l’art ou l’amour, on vous soupçonne de vouloir tout gâcher ou salir ! Je crois qu’il en va aujourd’hui de la domination comme il en allait de la sexualité du temps de Freud : c’est quelque chose de profondément tabou ! Mais la science ne progresse pas en s’inclinant devant les interdits ou les tabous. Le scientifique, quand il fait bien son travail, met les pieds dans le plat et dit tout haut ce qu’ordinairement on ne veut pas entendre. Il suffit de penser à Darwin, Copernic, Galilée, Marx ou Freud pour comprendre ce que je dis.
- Votre approche est volontairement interdisciplinaire parce que vous voulez saisir la totalité d’un phénomène (culturel, politique, religieux), mais en plus vous avez recours à une méthode dite régressive. Que voulez vous dire ? Y aurait-il une obligation de revenir en arrière pour détricoter des évidences que nous ne songeons même plus à interroger, comme la personne même de l’artiste, la nature du tableau, etc., bref tout ce qui est devenu au fil des siècles indiscutable ?
B.L. Vous avez parfaitement résumé le sens de la démarche régressive. Elle consiste à remonter dans le passé pour saisir les conditions de possibilité de ce que nous vivons. Durkheim pratiquait déjà ce type de démarche en faisant de la sociologie historique une sorte de psychanalyse des temps présents. Nous sommes pris dans ce que j’appelle des « états de faits » et des « socles de croyances » que nous ne voyons pas parce qu’ils se présentent à nous comme des réalités naturelles. Seule la démarche régressive, recomposant ce qui s’est peu à peu sédimenté, nous permet de reprendre conscience.
- Venons-en à la bataille des experts qui a finalement départagé le vrai du faux. Episode extraordinaire parce qu’une croûte jugée comme telle par l’un des propriétaires de la version finalement authentifiée est devenue un chef-d’œuvre. Qu’est–ce qui se joue dans ce passage ? Comment comprenez vous cette opération de légitimation entre les connaisseurs, l’Etat, les mécènes et le public venu à la fin applaudir cette mirobolante métamorphose.
B.L. Les œuvres d’art du passé sont des objets très particuliers car dans la plupart des cas, nous n’avons plus de certitude sur l’identité de leur créateur. D’où les luttes entre experts qui entendent nous dire « ce qu’il en est de ce qui est », c’est-à-dire à quels objets précisément nous avons affaire. Cela n’a de sens que parce que nous croyons en l’importance de l’œuvre originale, « de la main de », et que nous croyons aussi dans les hiérarchies entre peintres dont nous héritons du passé. C’est parce qu’il y a ces croyances qu’il y a des experts, des analyses en laboratoire, des procès, des luttes pour l’appropriation des œuvres les plus cotées, etc. Le public, lui, ne se rend pas compte que ce qu’on lui « donne à admirer » dans les musées ou les galeries est le produit de nombreux actes de magie sociale d’authentification, d’attribution, de classification, de hiérarchisation, etc. L’émotion tout à fait réelle qu’il peut ressentir est largement préparée, encadrée, orientée. Pourtant, le public a souvent admiré des œuvres qui aujourd’hui sont dans les caves des musées depuis qu’on a découvert qu’il s’agissait de faux, de copies ou de tableaux de peintres jugés mineurs…
- Sommes nous enfermés dans le cercle des hiérarchies au point que tout art qui voudrait s’en passer est aussitôt rattrapé. Nous ne nous sortirons donc jamais du tandem sacré-profane ?
B.L. Il y a des hiérarchies dans l’art, mais le domaine de l’art occupe surtout une place dans les hiérarchies sociales et symboliques des sociétés occidentales. Il y a de nombreuses tentatives dans l’histoire de l’art pour interroger la sacralité de l’art ou désacraliser l’œuvre d’art : Duchamp, Warhol, Dubuffet, et tous les artistes contemporains qui jouent aujourd’hui avec les limites de l’art ou avec les croyances participent à cette histoire. Mais ils sont comme des animaux se cognant contre les barreaux de leur cage, parce qu’ils ne sont pas forcément conscients de la cage dans laquelle ils sont pris. Ils sont tous rattrapés par les logiques de l’art : consacrés, muséifiés, adorés, admirés, respectés, etc. Tout le sens de mon travail consiste à donner à voir le « bocal », comme disait Michel Foucault, dans lequel nous baignons tous, artistes comme publics de l’art.
Propos recueillis par Bertrand RAISON, publiés par le magazine El Estado Mental du 22.3.2015 dans sa version digitale