LA FRANCE LIQUIDE

JEROME BREZILLON
Jérome Brézillon

Michelet, heureux homme, écrivait dans sa préface à l’édition de 1869, de sa volumineuse « Histoire de France » qu’il avait « aperçu la France » dans les éclairs de la révolution, de 1830. Aujourd’hui, malheureusement d’autres prophètes en mal de vision prêtent à cette même France un horizon calamiteux au nom d’une éternité supposée de la nation. L’historien certes lui reconnaissait un parcours mouvementé mais rien de définitif. Effectivement on ne glisse pas avec lui dans la douceur éternelle de siècle en siècle, bien au contraire la pulsation de l’histoire vit au rythme des échanges constants avec le désordre. Au lieu des diagnostics désabusés de nos contemporains, Jules Michelet analysait en chimiste les différents matériaux nécessaires à cette composition française, il en avait le goût et l’appétit. Le roboratif menu qu’il avait concocté dans le tourbillon de ses chapitres tenait au corps. Une cuisine qui ne ressemble guère aux plats insipides que l’on nous fourgue sous le prétexte de regretter un âge d’or. Les esprits chagrins craignant de voir disparaître l’unité de l’hexagone entonnent le chant du déclin sans se rendre compte que cette belle fiction n’a rien d’évident, qu’elle se construit et se renforce de nos peurs et de nos volontés de replis face à la crise. Cette unité de la France qui fait tant fantasmer les partisans d’un nationalisme aussi buté que rageur avait pourtant chez Michelet un autre nom : celui de la liberté. Aussi pour desserrer l’étau et ne pas rester prisonnier de cette apnée mortifère, on se reportera du côté d’une aventure éditoriale exemplaire qui s’incarna l’année dernière sous la forme d’un livre France(s) territoire liquide [1], dont les auteurs, un collectif de photographes, montrent les métamorphoses d’une unité justement en constante recomposition. Une France au pluriel par définition puisque si l’on s’en tient au strict découpage administratif, ce classement tend naturellement à se démultiplier.

Au-delà des départements et des régions chaque administration procède à ses propres divisions, le ministère de la défense établit ainsi sept zones militaires. De plus, chaque grosse entreprise divise elle aussi le territoire à sa façon sans respect des frontières administratives si cela ne convient pas à sa politique d’approvisionnement, c’est vrai de la grande distribution comme de l’industrie pétrolière. D’ailleurs, un territoire qui ne dépendrait d’aucun découpage serait justement en déshérence, sans vie, absent en quelque sorte à l’ensemble dont il fait partie. D’où l’actuelle bataille autour de la modification à la baisse de la liste des vingt-deux régions françaises. Revenons au collectif de ces 43 photographes qui décident de leur propre initiative de se remettre dans les traces de la mission photographique de la DATAR[2] des années 80 retraçant à nouveaux traits les contours du paysage français. Finançant eux-mêmes leurs travaux, indépendamment des institutions, ils vont même jusqu’à nommer un commissaire anglais Paul Wombell qui aura la tâche d’orchestrer le travail des différents intervenants et de mener à bien un chantier qui aura duré près de trois ans. Dégagée de tout aspect exclusivement documentaire la nouvelle mission propose une approche sensible du territoire. Elle ne prétend pas à l’exhaustivité d’un inventaire impossible mais se penche sur les lignes de fractures d’un portrait finalement toujours inachevé. Difficile recension car si l’activité humaine laisse inévitablement des traces à la surface de la terre, il en est de même des états-nations qui n’ont eu de cesse de segmenter les pourtours de leurs zones de domination. Pour l’heure, si cette mosaïque des nations a conquis la planète et continue d’éblouir de nouveaux adeptes, les frontières sont devenues extrêmement poreuses, la transmission des données rend ces barrières obsolètes sans parler de la mondialisation du commerce qui, bien antérieurement au XXIe siècle, enjambe joyeusement ces maigres remparts. Il ne s’agit pas de prêcher leur extinction juste d’avancer qu’elles ne sont peut être pas éternellement durables. Quant au puzzle de notre répartition départementale, s’il a pu étourdir des générations d’écoliers – s’échinant à en apprendre la liste par cœur- il n’est sans doute pas destiné à conserver sans fin l’invariabilité de ses formes et de ses contenus. Autrement dit, suggère Jean Christophe Bailly dans son introduction à France(s) territoire liquide , doit-on rebattre jusqu’à plus soif les légendes de nos vieilles cartes avec leurs clochers et leurs mairies ou s’intéresser à de nouvelles figures, plus fines, moins convenues ? Longtemps nous avons vécu sous les lauriers d’une France de la conformité, crispée sur ses possessions, en nous fermant à la lecture du territoire conçu comme un espace d’avenir. Option inévitable puisque celui-ci de toute façon « ne tient pas en place et qu’il évolue constamment. » Et c’est justement ce à quoi nous convient les photographes.

Nullement astreints à la rédaction d’un rapport de synthèse, ils ont cheminé sur les routes et les côtes de France, sans penser au monument à élever. Pas de grandiloquence, seule une attention très précise au mouvement qui, à notre insu le plus souvent, affecte le territoire alors que nous le croyons inchangeable, immuable. Pour preuve parmi d’autres, les photos de Michel Bousquet s’attachent à la ligne d’essai désaffectée de l’Aérotrain. Ce précurseur du TGV filait sur coussins d’air à plus de 400 km/h. Un projet révolutionnaire qui a pourtant fini aux oubliettes au milieu des années 70, victime probable de la concurrence frontale avec notre chemin de fer national. Seule reste la voie aérienne qui surplombe au nord d’Orléans, à dix mètres de hauteur, la plaine céréalière de la Beauce. Cet ouvrage d’art massif sillonne encore les champs et les forêts. Pour cause de démantèlement exorbitant, il a été laissé à l’abandon pourrissant sur pied. Si le couvert forestier désormais ensauvage la construction, la campagne environnante méthodiquement ordonnée lui donne des airs d’objet de science fiction impeccable et intact à mi chemin des hallucinations de Moebius et du Stalker de Tarkovski. Ce rail unique, vestige d’un monde perdu court sur dix-huit kilomètres s’arrêtant brutalement, coupé dans sa progression par on ne sait quel accident. Et le plus insolite, c’est que cette voie jadis expérimentale côtoie aujourd’hui encore la ligne Paris-Orléans. Voisinage qui, dans une belle ellipse, offre le face-à-face d’une technologie disparue au fleuron orgueilleux de notre réseau ferroviaire. Aussi le voyageur de la grande vitesse accoudé à sa fenêtre a tout le loisir de trouver à son tour l’explication de cette rangée énigmatique de piliers en béton commençant à l’improviste et s’interrompant tout aussi soudainement. Il le peut d’autant plus que la ruine pour fantastique qu’elle soit résiste au temps. Afin de mieux fixer le mystère de cette rencontre, le photographe l’a organisé de telle sorte que cette architecture s’inscrive dans le contexte d’une fouille à ciel ouvert où les lignes temporelles se brouilleraient sur le même horizon. En effet, symbole du progrès, l’Aérotrain avec ses turbines mobilisait à l’époque la ferveur des médias avant de sombrer dans l’indifférence. Or ce silence qui l’entoure soumet à nos yeux le signe d’un futur appartenant au passé se mêlant sans prévenir au présent de notre modernité. Cette collision instantanée des repères travaille le paysage, elle innerve la mémoire des sols. Elle fait trembler à la fois ce que nous voyons et ce qu’il est convenu d’appeler non sans approximation une image fixe. Labile le territoire n’en finit pas de prendre sa revanche sur la carte qui s’efforce de suivre et de comprendre l’irrésistible dynamique des fluides. Pas de gagnant dans cette histoire mais une association qui se renouvelle en permanence et dont l’instabilité serait le maître mot.

Ajoutons enfin que si le territoire ne se limite pas à son quadrillage, les gens qui l’habitent se chargent pleinement d’en chahuter le cadre. Tout particulièrement ce beau jour de 2004 quand déferla sur les écrans, l’Esquive, un film d’Abdellatif Kechiche. Hommage formidable au détournement de tous les attendus qui s’abattent d’ordinaire sur la banlieue : de la dénonciation des tours à la montée en épingle de l’inévitable contrôle policier sans parler de la baston fatidique ni des dealers embusqués. Nul ne songe un instant à dire que tout va bien. Non, mais voilà la scène. Une classe, des ados, la prof de français qui leur propose de jouer  Le jeu de l’amour et du hasard de Marivaux. Heureuse initiative, le réalisateur esquive le spectacle de fin d’année et installe sa troupe et le texte au cœur de la cité, du plein air aux portes des HLM. D’emblée ça se cristallise autour des sentiments de cette bande emportée, championne toute catégorie de la tchatche survoltée. Et tout aussi vite le parallélisme s’impose, les personnages de la pièce et les élèves comédiens butent dans un même élan sur les égarements du cœur et de l’esprit. Ils n’ont aucun mal à comprendre la leçon selon laquelle Marivaux rend fatalement les riches amoureux des riches et les pauvres amoureux des pauvres. Rien sous l’aiguillon de leur prof ne leur échappe. Mais le plus sidérant, outre l’incroyable énergie déployée par tous les acteurs de Sarah Forestier en Lisette vibrionnante à Osman Elkharraz, en Arlequin pathétique, c’est la convulsion de la langue. Elle saisit, elle cogne, elle hurle, elle dissimule et livre à l’état brut les affections de tous les protagonistes de cette classe en ébullition. Ce tour de force langagier ne connaît aucune trêve passant sans coup férir de la langue du XVIIIe aux sinuosités du verlan. Dans ce microcosme de la périphérie parisienne, le navire Marivaux prend des couleurs, des accents inattendus. Il navigue au vent d’une oralité tempétueuse qui n’a que faire des clichés condamnant la littérature du siècle des Lumières au ghetto des élites. Jamais assigné à quai, il vogue et fait des allers retours constants entre hier et aujourd’hui.

Dix ans plus tard, la réalisatrice Céline Sciamma lance furieusement sa Bande de filles à l’assaut des contraintes de leur milieu. On est toujours dans la banlieue mais cette fois, les quatre filles noires de cette bande solaire décident de ne plus subir la loi de la religion, de la famille, du grand frère. N’écoutant plus que leurs envies elles secouent ces chaînes qui les cadenassent dans un héritage étouffant. L’héroïne en joignant le clan a pris un nom de guerre Vic comme victoire. Un changement d’identité pour enfin être elle même, mais le chemin est âpre et la victoire difficile à cueillir. Elle a beau danser avec les filles sur Diamonds le tube de Rihanna, essayer des fringues volés, se battre. Le groupe n’a qu’un temps. Déscolarisée Vic revient dans cité, quitte ses belles amies et suit les étapes de sa lente métamorphose. Retour sec vers ce qu’elle a voulu fuir et qui la reprend à bras le corps. Vers cet univers de mecs pour qui « elle n’est rien qu’une meuf, en fait ». On aimerait bien connaître la suite.

Impossible de terminer ce tour de France de la résistance aux poncifs sans évoquer les articles écrits par Florence Aubenas[3] retraçant au fil des jours la vie dans l’Hexagone. Notamment les pages concernant le dernier camping sauvage existant en Camargue, non loin de Salin-de-Giraud, en bord de Méditerranée. Là, dans ce bout monde sans eau, sans électricité, sans ravitaillement, les vacanciers par milliers se précipitent chaque été au beau milieu des caravanes et des cabanons de fortune. Ils jouissent des 10 km de plage en l’absence de tout règlement. Selon un des estivants, c’est  le dernier lieu ou tout paraît possible. Accrocs aux dunes, ils profitent de cette drogue dure qu’on appelle la liberté et qui contre vents et marées sera toujours une manière de dire que les habitants du territoire auront, on l’espère, toujours raison contre la carte.

Bertrand RAISON

El Estado Mental N° 6 Février 2015

http://www.elestadomental.com/revistas/num6/paywall/francia

[1] Cf. le lien http://www.franceterritoireliquide.fr

[2] DATAR (Délégation interministérielle à l’Aménagement du Territoire et à l’Attractivité Régionale). La mission photographique des années 80 réunissant des photographes connus et inconnus fit date et devint l’exemple mythique d’une réussite retentissante de la commande publique.

[3] Florence Aubenas, En France, éditions de l’Olivier, 2014

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