LES NUITS FERTILES

Quoi de plus merveilleux pour un musée que de faire l’éloge du sommeil dans une institution qui, par principe, ordonne au visiteur de garder les yeux ouverts ? Et qui n’a pas été tenté, un jour, tout au long des couloirs et des galeries de s’évader de la stricte ordonnance des salles ? Vous l’avez rêvé, le Musée du Luxembourg l’a fait en proposant un parcours qui, de Bosch à Véronèse, trace les contours indécis des songes et de leurs interprétations. L’accrochage célèbre les corps endormis et dessine en quelque sorte toute l’importance que la Renaissance attachait à la dimension onirique considérée comme la possibilité d’entrer en relation avec l’au-delà ou tout au moins d’établir un pont entre la matière et l’esprit, entre l’univers physique et le monde de l’âme. Les rêveurs du XVIè siècle  embrassent les récits de la mythologie et de l’histoire sainte et ne s’engagent guère sur le chemin des rêveries personnelles à l’exception célèbre du cauchemar diluvien rapporté et peint par Dürer un jour, de juin 1525. A suivre l’itinéraire de la nuit à l’aurore, les peintres du Sud préfèrent les visions plus pacifiées que leurs confrères nordiques attirés par les terreurs de l’Apocalypse et autres monstres hallucinés. Outre cette opposition de tempérament ou de climat psychologique, l’exposition pose au regard des questions stimulantes soulignées par les auteurs du catalogue. Entre autres celle-ci : « comment représenter l’inconsistance d’une illusion par définition insaisissable ? » « Comment, signale Yves Hersant, donner tout son poids non à l’apparence mais à l’apparition ? » Répondre à cette interrogation exige que l’on s’affranchisse de la représentation du visible hors de laquelle, à l’époque, il n’y avait point de salut. Seconde difficulté plus retorse encore : comment le peintre, s’il montre le rêveur et le rêve, se débrouille t-il pour distinguer les deux espaces, pour ne pas mélanger les lambeaux du mirage à la pesanteur du réel ?

Lorenzo Lotto avec « Le songe de la jeune fille » (1505) joue sur l’ambiguïté des références baignées dans un érotisme discret. La rêveuse, les yeux ouverts, apparaît sous une pluie de fleurs blanches déversées par un Amour ailé  qui, à l’aplomb de la jeune fille, nourrit son rêve. Le pied gauche de la belle assoupie désigne le dos musclé d’un satyre ivre, tandis qu’une satyresse cachée par un arbre épie toute la scène. Censée représenter l’allégorie de la chasteté la toile noue étroitement l’innocence de la somnolence à l’évocation du désir. De son côté, le Véronèse de « La vision de Sainte Hélène » (1570-1575) oppose de haut en bas le songe et la rêveuse comme deux scènes qui s’enchâssent l’une dans l’autre. Ce tableau dans le tableau organise très distinctement l’espace du rêve et celui de la sainte penchée au bord de sa vision. Toutefois, le plus beau des paradoxes de ce chemin renaissant, n’est-il pas encore celui de garder l’œil ouvert devant tant de paupières fermées et de corps alanguis offerts à la promesse de la nuit.

 Bertrand RAISON

La Renaissance et le rêve Bosch, Véronèse, Le Greco… 9 octobre 2013-26 janvier 2014.Musée du Luxembourg

Palace Costes N° 50 novembre-décembre 2013

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