L’INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ

 Après le musée de Francfort, Orsay accueille « L’ange du bizarre », copieuse exposition consacrée au romantisme noir. Copieuse par le nombre d’œuvres y compris des films et surtout ambitieuse par le propos puisqu’elle embrasse pas moins de deux siècles, de 1770 à 1940, de Goya à Max Ernst. Elle constituerait presque un chapitre complémentaire de  la formidable présentation du musée de Strasbourg : « L’Europe des esprits ou la fascination de l’occulte » qui, en 2012, s’intéressait exactement à la même période.  Ici, le romantisme noir selon  la belle formule forgée par Mario Praz, esprit éclectique, historien d’art, collectionneur compulsif et italien de surcroit, désigne, à partir des années 1760, un mouvement qui en arrière plan de la clarté rationnelle des Lumières, dessine un territoire plus sombre dont s’emparent peu à peu la littérature et les arts plastiques. Les romans anglais de la fin du XVIIIè siècle abîmés dans la terreur gothique connaissent un succès foudroyant. Les capitales européennes se passent le mot pour plonger leurs lecteurs comme leurs spectateurs dans les affres du vertige et les paradoxe du grotesque. La vague de l’horreur se démultiplie avec les cauchemars de Goya, les naufrages de Géricault ou les lavis angoissés de Victor Hugo sans compter  les récits d’Edgar Allan Poe, traduits par Baudelaire, dressant le tableau de la folie ordinaire et dont une nouvelle « l’Ange du bizarre » fournit le titre de l’exposition.

Inquiétante étrangeté qui se glisse au début du XXè siècle sur les digues désertes des  toiles de Spilliaert ou qui accompagne les hordes de squelettes criards du belge Ensor son quasi contemporain. En Allemagne, les paysages funèbres se voilent dans l’obscurité des huiles de Caspar David Friedrich ou se diluent dans les atmosphères orageuses de Carl Blechen.  Toutefois, peintres et écrivains ne se complaisent pas seulement dans le mystère des ténèbres, ils réclament, comme le signale le commissaire de l’exposition, en dignes héritiers des Lumières, « la liberté de l’imaginaire face à l’oppression du rationalisme ou des conventions sociales et religieuses ». Avec le cataclysme de la première guerre mondiale, l’Ange du bizarre étendra ses ailes sur l’Europe avec plus de vigueur afin de subvertir le drame du réel. Les surréalistes et Max Ernst tout particulièrement s’engouffreront dans la brèche avec leur volonté affichée de transformer la réalité par tous les moyens. Mais le plus stimulant encore, c’est de comprendre les sources des sagas qui envahissent aujourd’hui nos écrans et qui, mode des vampires aidant, de Dracula à Twilight puisent sans vergogne dans le puits sans fond du romantisme noir. Ou encore, comme le note le catalogue, on peut grâce à ce prisme regarder autrement cette Femme assoupie (1899) de Bonnard qui brusquement n’est pas si indolente que ça. Elle flotte dans ses draps, telle une noyée à la limite de l’ombre et de la lumière, étrangement inquiète, étrangement inquiétante.

 

 

Bertrand RAISON

Palace Costes N°46 février mars 2013

L’Ange du bizarre Le romantisme noir De Goya à Max Ernst 1770-1940  Musée d’Orsay   5 mars – 9 juin 2013

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