LE PIRE N’EST PAS TOUJOURS SÛR

L’œil écoute

Les contes comme les récits courent, à la longue, non seulement le risque d’être oubliés mais surtout de se fondre les uns dans les autres. Pour éviter ce triste sort, Salman Ruhsdie[1], dans un de ses livres, imagine un lieu où ils seraient rassemblés. Situé sous une lointaine latitude, l’Océan de la Mer des Histoires compose une immense chevelure regroupant toutes les fables et les légendes racontées depuis la nuit des temps. Des jardiniers flottants veillent sur cet univers aquatique et ratissent en permanence les mèches de cette crinière proliférante.  Ces coiffeurs de l’écrit brossent et démêlent avec le plus grand zèle les inévitables nœuds de l’interminable production planétaire. Sans eux en effet, les textes se chevaucheraient provoquant des confusions en cascade. Cependant, des accidents se produisent en dépit de leurs soins attentifs. Il arrive que  des romans populaires se transforment en annuaires de vente par correspondance et que de vénérables manuscrits mélangent leurs contenus aux prescriptions médicales. Comme quoi, la tâche est ardue et le bataillon des jardiniers toujours sur le qui-vive s’acharne à maintenir la fragile cohésion de ces flux textuels.  Haroun, le héros du conte, tient tête à une armée de bouches cousues déterminée à empoisonner l’Océan et préférant pour toujours le silence au bruissement des histoires. On ne désignera pas le vainqueur. Reste que le combat met en lice deux ennemis mortels, ceux qui ne veulent rien entendre contre ceux qui gardent les oreilles grandes ouvertes.

Il en va de même pour la sculpture de Jean-Louis Faure qui organise avec obstination tous les éléments d’une bataille qui n’a jamais cessé entre le confort offert par la surdité et le vertige de l’étonnement. De prime abord, on pourrait dire que l’œuvre de JLF reconduit la peinture d’histoire que l’art classique mettait alors au pinacle. À ceci près que les grandes fresques académiques cèdent la place au détail, à la version individualisée d’un fait-divers ou plutôt d’un fait composé pris en sandwich entre l’époque et une référence personnelle. Jardinier têtu de son atelier situé dans les combles d’un immeuble parisien, JLF ordonne, trie, nettoie, interprète des scènes que l’ouie de nos contemporains peine à saisir.  Disons  que le fleuve majeur des récits qui l’entraîne dans un va et vient constant de l’embouchure à la source s’appelle la Seconde Guerre Mondiale. Ce fut son enfance, ce fut dans cette période que l’adolescent prit qualité de témoin. Il traversa ces années et les traverse encore comme autant de courants contradictoires, violents et paisibles tout à la fois. Signalons  dès le départ une propension à passer constamment d’un côté et de l’autre du miroir d’un air mi-figue mi-raisin avec l’ironie amusée de ne pas s’en laisser conter. Toujours prête à l’emploi, la citation ciselée qu’il puise d’un recueil sans fond lui permet de couvrir le bâillement convenu des mondanités courantes comme de renvoyer à leurs moutons les experts patentés. Sans pour autant que l’on puisse en déduire un amour immodéré de la contradiction. Notons juste la répétition de l’effet de balancier présent dans sa vie comme dans son œuvre. Retourner le gant des affirmations les plus péremptoires lui convient assurément ;  ses pièces démontrant la plasticité jubilatoire de l’opération. En guise de preuve : le soldat Faure devait être versé dans l’arme blindée en Algérie, il fera son service militaire dans les spahis et sera le dernier peintre officiel de la cavalerie. Une simple erreur administrative d’affectation et voilà que les chenilles du char laissent la place au sabre et au cheval. Le canon recule au profit de la selle arabe et le peintre précède le sculpteur. Quant à l’œuvre, elle accumule les face-à-face réjouissants en autant d’allers-retours favorisant le renversement des points de vue. Ainsi (Hokusai, Elie Faure, et Togo 1984) reproduit un croquis de David représentant Marie-Antoinette, assise dans la charrette juste avant l’échafaud, qui porte étrangement la signature d’Hokusai. L’amant d’un jour se fait dévorer par un crocodile au beau milieu de son intempestive déclaration (Une anecdote au clair de lune, 1991). Dans le pire de ses cauchemars, une princesse au bord d’un marigot voit approcher d’elle la tête mystérieuse d’un mexicain (Elle rayonne de découragement, 2000). Le caporal Hitler peut côtoyer sans façon St. François d’assise (Tout son être est caractérisé par une extrême bonté, 2006) tout comme Staline arborer, en guise de couvre-chef, une plantureuse créature dénudée (Un orgasme par jour éloigne le médecin, 1996). Première indication : l’artiste cultive sans retenue les rapprochements inédits à l’image des faits, eux-mêmes têtus, et peu sensibles aux nuances. Mais sans plus attendre, un mot sur le dispositif qui ordonne l’ensemble de ses sculptures.

Le musée oblique

Le site internet de Jean-Louis Faure, EMAMO (Enfantin Musée d’Art Moderne Oblique) répertorie, depuis 1979, 87 pièces auxquelles il convient de rajouter celles qui n’ont pas encore reçu les honneurs du catalogue raisonné, soit au total, un peu moins de cent[2]. En général, le matériau de prédilection reste le bois, (hêtre, chêne, pitchpin, orme, peuplier, merisier, bambou…) le plus souvent peint, il compose l’essentiel de la structure. Mais la liste est loin d’être close. Au fil des années, des ajouts les plus divers viennent compléter cet art de l’assemblage qui consiste à scier, débiter, poncer, entailler, coller, boulonner, cheviller, emboîter, encastrer, enchâsser, enter, riveter, sceller, souder[3] et donc ici à intégrer avec patience les éléments nécessaires à la composition de chaque sculpture. La modularité permet aussi (surtout ?) le démontage des parties puisque pour quitter l’atelier, celles-ci ne doivent pas excéder la largeur et la hauteur d’une porte standard et se soumettre aux dimensions modestes du seul ascenseur triangulaire existant sans doute dans la Capitale. Au rang des caractéristiques générales de l’œuvre, précisons que chaque pièce, le plus souvent, est mobile. Soit le socle muni de roulettes peut tourner à 360 degrés, soit ce sont des roulements à billes qui induisent la rotation globale ou partielle du sujet montré. Dans les deux cas, le recto comme le verso sont alors visibles. Disposition qui nous amène pour ainsi dire au cœur de la démarche. Pile et/ou face donc, revoici le balancement évoqué plus haut en pleine action avec à clé un joker car le visiteur se jouant de l’entre deux distingue un cartel à l’arrière ou à l’avant lui expliquant les enjeux de ce qu’il regarde. Par ailleurs, l’information quelquefois lapidaire ou exhaustive renvoie à un texte d’accompagnement rédigé par JLF détaillant la pièce et versé comme tel au catalogue. À proprement parler, il s’agit d’une sculpture-texte dont les deux morceaux n’ont rien à envier l’un à l’autre même si le registre de l’objet tend au spectaculaire et que celui de l’explication se contente de la discrétion de la page.

L’œuvre ou comment se défendre des excès de l’histoire

Paul Valéry[4] dans une de ses déclarations incisives et non sans intuition donnait « l’histoire pour le produit le plus dangereux que la chimie de  l’intellect ait élaboré. Ses propriétés –continuait-il- sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines. L’histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout et donne des exemples de tout. ».

Voici quasiment les grandes lignes du programme de lutte contre les effets pervers de l’histoire dans lequel s’est engagé JLF depuis maintenant une trentaine d’années. Parmi les  mesures de prévention : se concentrer sur les faits, rien dans son oeuvre ne concerne le général. À cet égard, (La déploration de la Vierge ? Non, le culte du cargo, 1994)[5] apparaissait  – car cette sculpture détruite, a été cannibalisée au profit de deux nouvelles pièces- comme un exemple parmi d’autres de prophylaxie mentale. Ce fétiche hybride se présente, dans sa partie haute, sous la forme d’une carcasse d’avion, surmontée d’une vierge à clous, fixée, dans sa partie basse, à un pieu de bambou maintenu au sol par un système d’entretoises ressemblant à une araignée. Construit, par  des soldats américains occupant les îles Salomon lors de la dernière guerre mondiale, l’objet aurait été repris tel quel par des mélanésiens qui l’intégrèrent à leur culte. Pour comprendre la chimie du « produit histoire », il faut donc en sonder la composition et surtout se méfier de ce que Valéry appelait la mélodie historique et préférer le contrepoint, l’enchevêtrement musical. Autrement dit abandonner les grandes allées trop ordonnées de la « géométrie historique » pour aller fouiller la complexité du détail. Ce qui produit des représentations exubérantes, provocantes, paradoxales. Et, comment marie-t-on les vertus du contrepoint à l’abandon de la géométrie historique ? En insistant tout particulièrement sur les résonances géographiques de l’histoire de l’art c’est-à-dire en mettant en scène à chaque fois le lieu de l’histoire. Ces indications pèsent de tout leur poids romanesque et laissent donc le champ libre à toute la démesure précise de la fiction. Pour preuve, l’univers impeccablement cartographié où toutes les pièces parfaitement localisées se retrouvent disséminées aux quatre coins de notre atlas, de l’Asie à l’Afrique en passant par l’Orient. Les coordonnées sont exactes et les objets faciles à repérer comme cet avion militaire abîmé en pleine mer à environ 20 milles nautiques Nord Nord-Est Nelson au large de la Nouvelle-Zélande ; ou encore cette usine de Côte-d’Ivoire soufflée par un séisme à 13 heures GMT . Le sculpteur fait office de localier du monde à l’image de ces correspondants de presse se précipitant sur le terrain à la suite d’un incident, cherchant à reconstituer la scène et ne dédaignant aucun indice. Certes, l’analogie vaut seulement pour l’indication factuelle car le reste, que nulle information ne vient corroborer, déborde allègrement du cadre. Il en va ainsi des titres de certaines pièces dont l’intitulé vient heurter de  plein fouet ce qui est donné à voir. À livrer avant le coucher du soleil, 1986, montre un coursier en plein élan portant sur ses bras une boîte translucide contenant un squelette de chat à la  poursuite d’un squelette de pigeon. Le livreur court, les animaux figés dans leur course immobile attendent d’être déposés à bon port. Au passage, une légère inquiétude, le volatile voyageur transportait-il un message ? Si oui, que dire alors de cet apporteur de nouvelles fossilisées ?  Rien de plus qu’un croisement perpétuel des effets de sens, mais rien de moins car, on le verra, ce dérapage nourrit la joyeuse glissade des socles.

Se mettre à table

Le piédestal est à la sculpture ce que la décoration est au militaire, un faire valoir dont la statuaire classique a largement abusé. Les sculptures de JLF n’ayant nul besoin d’être exhaussées, le socle ne saurait être de mise. Pourtant cet élément joue un rôle déterminant voire moteur dans la présentation de l’œuvre ; il sert de préface et de postface et, à ce titre, aucune raison de lui refuser sa part dans la création. On la lui accorde d’autant plus volontiers qu’il  s’offre spontanément et dans la majorité des pièces sous la forme d’une variation autour de la table. Celle-ci au fil des années modifie son format pour devenir un plateau, un brancard, une brouette, un porte-hélicoptères, une niche, un lutrin , une caisse…  À ceci près que toutes ces métamorphoses n’induisent en aucun cas l’autonomie du support puisque le support c’est l’œuvre, son initiation comme son achèvement. La maquette, en effet, censée expliquer le naufrage du Titanic est indissociable de la base qui la soutient.  Aussi une telle insistance devrait-elle nous mettre la puce à l’oreille. Et puisque ce modèle obsédant nous retient, pas d’hésitation, la métaphore peut se prendre au pied de la lettre. L’œuvre en quelque sorte aime se mettre à table, divulgue ce qui répugne au bon goût, et favorise comme toute tablée le mélange des genres. Elle a aussi l’immense avantage de renvoyer à un déjeuner offert par le Maréchal Pétain, le 18 juillet 1934, au Ministère de la Guerre à des hôtes de marque et dont le rappel fait l’objet d’une pièce intitulée, Hitler pulvérisa l’armée française. Pourquoi ? Sur la couverture du menu, signé par les illustres convives, figure une illustration style Poulbot, où « un petit garçon regarde avec intérêt soutenu les fesses d’une petite fille qui cueille des pommes. Cela s’appelle : le fruit défendu ! ». Bien sûr, pas question de rapprochements hasardeux, inutile d’insinuer que plusieurs jours auparavant Hitler liquidait les Sections d’Assaut promptement remplacées par les S.S. Non, il s’agit juste de rappeler que le journal du monde a une bande-son impossible à ignorer et que la sonorité des faits peut continuer à nous perturber, à nous hanter. En cela la sculpture de JLF est parlante, elle tient ses enregistrements d’événements proches comme d’événements beaucoup plus éloignés. À coup sûr, elle est la seule à ce jour à avoir enregistré la longue plainte de la lionne blessée par Assurbanipal aux environs de 650 av. J.-C. non loin de son palais de Ninive. Ce roi d’Assyrie, à part ses exploits guerriers, fonda aussi la première bibliothèque du monde antique, ce qui nous autorise à reprendre le fil de notre introduction. On s’en souvient, les jardiniers flottants du conte évitaient l’enchevêtrement des récits, le jardinier-sculpteur Faure, lui se mettra de son côté à table pour donner non seulement sa version de l’événement mais aussi pour décrire les aléas du parcours muséographique de son œuvre. Entre les deux la même ambiguïté persiste, une sorte d’humour à froid. À l’exemple de cette maquette roulante utilisée pour préparer les soldats du débarquement de  juin1944 aux effets du mal de mer. L’engin aux roues décentrées fut si efficace que son usage fut interdit.  Coup de tangage similaire dans l’explication de certaines sculptures qui, à en croire l’auteur, ne seraient que des pièces incidemment trouvées ou appartenant à des musées respectables. C’est le cas pour Elle rayonne de découragement  entrée à l’Institut Royal d’Etude des Cauchemars de Bruxelles sous le nom d’un artiste belge, Kodmardam B.

Laisser parler le monde irait alors jusqu’à se détacher de l’œuvre, en renier même la paternité afin de donner toute latitude à l’infime rire qui sourd des oublis comme des nœuds de l’histoire.

Bertrand RAISON

Exposition Jean Louis FAURE, 20 juin-28 septembre 2009. Musée Denon, Chalon-sur-Saône


[1] Haroun ou la mer des histoires, Christian Bourgois ed. 1991

[2] Chiffre soumis à évaluation car plusieurs œuvres ont disparu ou tout simplement été détruites.

[3] Série associée par Le Robert au verbe, assembler, que nous avons délibérément élargie et qui, bien sûr, reste ouverte.

[4] Regards sur le monde actuel, collection folio Essais, pp. 35-38.

[5] Certaines parties de cette œuvre détruite sont désormais intégrées dans la pièce N° 30 De l’Alcoolisme chez les médecins japonais  (1984)

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