LA PEINTURE EN FACE

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Portrait de l’Arétin, v. 1512

 Après l’envolée lyrique de l’Ecole de Paris, le Luxembourg file vers la Renaissance italienne et se met aux couleurs de Venise. La version parisienne, fruit d’une exposition déjà montrée à Naples, ce printemps, au musée de Capodimonte et consacrée aux portraits du cinquecento, se focalise sur la figure du Titien portraitiste. Deux volets construisent la démonstration, d’un côté les figures de la cour autour de l’empereur, des rois et du pape, de l’autre les représentants de la société autour des humanistes, des bourgeois et des femmes. De plus comme la meilleure des preuves de l’excellence est de fournir un comparatif, les organisateurs ont fait côtoyer sur les cimaises quelques-uns des contemporains du patriarche de Venise. Intitulée « Titien, le pouvoir en face » la présentation du Sénat s’attache à comprendre, selon le vœu de son commissaire, Nicolas Spinosa, l’incroyable succès de celui que Sartre a appelé le baobab du Rialto. Incontournable pilier de la scène artistique de son vivant, abondamment copié et commenté au cours des siècles suivants, il continue de fasciner 430 ans après sa mort.

Peintre officiel de la Sérénissime, dès l’âge de 20 ans, appelé auprès des Farnèse, remarqué par les Gonzague, nommé chevalier de l’Eperon d’Or par Charles Quint et protégé par son fils Philippe II, il cumule les honneurs et les commandes à la cour des Habsbourg. L’Empereur sur l’empire duquel le soleil ne se couchait pas pleura, dit-on, lorsqu’il vit le portrait de sa femme Isabelle de Portugal peint par son peintre favori quelques années après sa disparition. Bien sûr, Tiziano Vecellio ne croit pas au hasard et n’attend pas de ses prestigieux commanditaires qu’ils se déplacent chez lui. Pragmatique, il se sert de ses relations et n’hésite pas à réclamer les sommes qu’on lui doit sans se soucier du rang de ses illustres admirateurs. À l’époque, le portrait s’inscrivait dans un réseau d’échanges culturels qui ne répondait à aucun code écrit. Ce cadeau, transmis selon des intermédiaires soigneusement choisis, s’intégrait aux coteries politiques des princes et des cours. Il fallait un réel talent diplomatique pour ménager l’intérêt croisé de ces puissants protecteurs. Entrepreneur habile, à l’aise dans tous les milieux, ne manquant pas de ténacité, il s’attelle à la tâche pour décrocher toutes sortes de contrats. Il restaure ou retouche des tableaux endommagés, voyage, convainc, écrit ; bref rien ne l’arrête dès qu’il s’agit de son œuvre. Courtois et prêt à tout, il promet dans une lettre au Cardinal Farnèse de peindre toute sa famille y compris les chats[1]. Au contraire d’un Michel-Ange, il sait déléguer ; les assistants de son atelier travaillent à plein régime pour satisfaire son appétit d’action. Mais prudent, il s’arrange pour que ces derniers n’aient pas trop de personnalité. Même si on trouve dans son atelier certains peintres flamands qui eurent par la suite quelque renommée. Le Tintoret n’eut pas la chance de rester car il fut, dit la légende, prestement mis à la porte par un maître sourcilleux détectant peut être en lui un rival potentiel.

Certes, notre homme ne lésine pas sur la fréquentation des souverains et des intellectuels de son temps, mais pareille disposition ne saurait à elle seule expliquer sa réputation. S’il sert les élites et répond à leurs innombrables demandes c’est surtout pour explorer son propre chemin en peinture. Un cheminement qui dépend d’abord de sa situation dans l’histoire et de la singularité de son point de vue.

Venise relativement à l’écart des guerres étrangères jouissait dans son territoire de la paix apportée par sa flotte. Au milieu des convulsions du XVIe siècle, des crises religieuses, des revirements d’alliances, la Sérénissime, capitale de l’édition européenne, profitait du commerce des idées et de la profusion des marchandises ramenées par ses infatigables négociants. Le paganisme grec, l’Asie hellénisée, l’Islam conquérant et les derniers soubresauts du christianisme byzantin contribueront à former selon l’expression d’Elie Faure cet extraordinaire conte oriental imprimé dans la pierre moisie des palais et dans l’esprit de ses habitants. Vecellio s’emparera de ces influences, les réorganisera tout au long de sa vie. Son premier apprentissage auprès d’un mosaïste l’introduira très certainement à l’aménagement des espaces colorés construit tesselle après tesselle. Agencement qui, marié au miroitement infini des plans d’eau de la cité lagunaire, trouvera un écho dans son immense production. Au début du siècle où commence la carrière de Titien, les collectionneurs vénitiens outre l’antique ajoutent à leurs achats l’art du nord de l’Europe, des portraits flamands, entre autres, admirés pour leur raffinement et leur réalisme. Ce n’est qu’à partir de 1470, en Italie que le portrait de trois quarts (in due occhi, à deux yeux) venu des Flandres, grâce à l’exemple de Van Eyck et Memling, remplaça le profil alors en vigueur dans la péninsule et pratiqué dans toute l’Europe du XIVe siècle. Cet apport contribua à perfectionner l’effet de réel. Le corps portraituré retrouvait une fluidité interdite par le caractère bidimensionnel et hiératique du profil. Dans le même élan, les Italiens fascinés par l’illusion produite adoptèrent les arrière-plans paysagers[2] et la technique de la peinture à l’huile avec le double bénéfice d’obtenir une impression de réalité encore plus grande et un meilleur rendu des textures. Dès 1500, le vocabulaire italien avait intégré toutes les leçons des portraitistes flamands et pouvait à son tour proposer d’autres solutions. C’est dans ce contexte que Tiziano, inscrit dans la première génération des utilisateurs de la technique l’huile, va de son côté renouveler l’art du portrait.

 Ce renouvellement s’effectue dans le cadre d’un grand mouvement de balancier qui privilégie tantôt la virtuosité de la forme ou la sensualité de la couleur. Un des truismes de l’histoire de l’art consiste à opposer sur cet axe l’Italie centrale à Venise. Cela dit, ce lieu commun a des vertus explicatives. Michel-Ange lui-même appréciait Titien, mais regrettait qu’il n’ait pas appris à dessiner. Heureuse carence puisque la succession des touches de couleurs permet de décrire toutes les nuances du personnage représenté comme si la vision, à elle seule, était capable de psychologie. L’image intime transparaît alors sous l’image officielle et derrière la charge ou la qualité des personnes peintes se détache de manière lumineuse leur individualité. L’émergence de l’individu installe cette peinture dans notre modernité, pas la moindre trace d’anachronisme, nous sommes, à cet égard, les contemporains de ce XVIe siècle vénitien.

Reste néanmoins posée la question de son vertigineux succès. À l’époque, l’auteur padouan Speroni Sperone déclarait « qu’il valait mieux être peint par Titien qu’engendré par la nature. » Effectivement le travail de la vraisemblance recouvre bien des invraisemblances. Tiziano, modifie les visages, corrige des défauts ou rajeunit ses modèles, Isabelle d’Este gagne une trentaine d’années et Charles Quint une mâchoire moins proéminente. Cependant au-delà de l’aspect anecdotique et de l’aura sociale du sujet, le peintre recherche une dynamique beaucoup plus intérieure. L’Arétin, dans une lettre à Titien contemple avec un certain recul son portrait. Tous les signes extérieurs de la réussite de l’homme de lettres sont là, de l’ample vêtement rouge à la chaîne offerte par François 1er mais l’aspect massif de son physique ne cache pas le caractère arrogant et violent de sa personnalité. Sa représentation mange littéralement tout l’espace de la toile « Une terrible merveille » écrit-il[3]. Terrible en effet car la torsion appliquée au corps de l’écrivain rend le paradoxe encore plus saisissant. Et la merveille justement consiste de la part du peintre à confier à la matière picturale la mise en tension des contraires. Résultat, la couleur, l’espace, la lumière entretiennent entre eux des rapports énergétiques et peuvent être à eux seuls les acteurs du drame. Autonome la peinture a le pouvoir de raconter sans verser dans la lourdeur rhétorique. Ce qui expliquerait l’incroyable liberté de Titien vis-à-vis des complications allégoriques ou mythologiques dont son temps est friand, et l’accueil incomparable que ses contemporains feront à ce débordement de sensualité. Aussi, le pouvoir n’est-il qu’une marche pour celui qui veut avoir le privilège d’être face à la peinture.

Bertrand RAISON

Titien, le pouvoir en face Musée du Luxembourg 13 septembre 2006 – 21 janvier 2007, 19, rue de Vaugirard 75006.


[1] Cf. La vraie ressemblance.  les portraits de Titien Jennifer M. Fletcher (ed. Skira.texte du catalogue de l’exposition).

[2] Jan Van Eyck, les primitifs flamands et le Sud 1430-1530. Catalogue de l’exposition du Groeningemuseum qui s’est tenue à Bruges du 15 mars au 30 juin 2002.

[3] Titien Les classiques de l’art. Flammarion 2006.

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