« Le peintre qui fait de sa propre chute vers le réel le thème d’œuvres et de séries, celui-là est forcé, au fil du temps, de remarquer l’égalité des choses face au regard brut. » Peter Sloterdjik[1]

Les trois vies de ma mère, titre donné par Gérard Alary à son exposition à la Chapelle de la Vieille Charité signale dès l’entrée le paradoxe d’un projet monumental tout entier parcouru par la discrétion de la tâche à accomplir. Discrétion parce que d’emblée les oeuvres cachent la promesse du titre et parce que la première impression reste dominée par l’impact de la hauteur des toiles. Mais ce qui domine aussi et presque dans le même élan c’est le défilement en basse continue d’une méditation moins spectaculaire mais non moins persistante. S’ouvre alors brusquement le monde de la monumentalité et du murmure comme autrefois où l’on se plaisait à dire que les églises célébraient la splendeur du créateur et la misère de la créature. Seulement les conditions ne sont plus les mêmes et rien ne permet d’affirmer que Gérard Alary a remplacé les cérémonies de jadis par un rituel laïc.
Seul demeure obstinément ce qui nous relie au passé dans ce lieu qui l’amplifie et dont personne non plus ne peut certifier qu’il est entièrement désaffecté. Contentons nous, pour l’instant, d’inscrire ces trois vies comme une suite de ce qui avait déjà été montré à La Seyne-sur-Mer, en 2005, sous l’intitulé : Ma mère.
Résonances
Georgette, née Safi, le 14 septembre 1914, souffrant de la maladie d’Alzheimer depuis 2000, est la figure centrale, le repère du « journal » tenu par le fils et finalement par toute la famille puisqu’ils ont décidé qu’elle ne quitterait pas la maison. Ce « journal » constitué de dessins, de photographies, de toiles et initié dès l’annonce des premiers symptômes aura été l’occasion pour Gérard Alary de rejoindre officiellement la peinture toujours continuée mais plus jamais présentée entre 1995 et 2002.
Les parcours ici s’entrelacent entre la renaissance du fils et l’annonce inexorable du départ de la mère. Trois vies donc, avant la maladie, pendant, et celle qui est reprise, reconstruite par l’œuvre en cours, chacune débordant naturellement sur les autres. Et comme l’épreuve en soi ne saurait suffire à légitimer une démarche artistique, l’atelier s’évertue à mettre à distance l’expérience intime, et sécrète lentement la mise en fond et en forme de ce que l’on appelle par compassion hâtive un drame. Le recours indispensable à la mise en perspective d’une histoire très (trop) personnelle explique peut-être la particularité du dispositif de présentation à peine modifiée depuis La Seyne-sur-Mer. En effet, l’ensemble s’organise autour d’un va-et-vient continuel entre trois éléments : la peinture, le son et la vidéo. Le chapitre des toiles et des dessins s’étage sur la verticalité, celui de l’image diffuse en boucle le portrait de Georgette flottant à 25 mètres du sol au centre de la coupole, et celui des sources sonores distribue dans l’espace le timbre de voix chuchotées.
Vide, la chapelle baroque du XVIIe siècle accueille les 14 grands formats noir et blanc adaptés aux dimensions exactes de l’architecture. C’est ainsi que presque d’égal à égal le bâtiment et l’œuvre dialoguent dans la lumière rose et blanche de la pierre. Cette parité de conversation prévient justement toute appropriation prématurée car le sujet résiste. C’est le sens même de l’installation, elle rend compte d’une résistance. L’énoncé se dérobe aussitôt annoncé, à l’exemple du livre de François Weyergans[2] Trois jours chez ma mère qui tourne en cercle concentrique autour du point aveugle de son roman : la dérive de l’acte d’écrire, l’escamotage répété de son propos.
Aussi la scénographie n’est-elle que le moyen de rendre sensible cette difficulté d’expression. C’est pourquoi elle insiste sur l’autonomie des différentes techniques, elle invite à la confrontation pour préserver la fragilité voire l’ambiguïté de la perception. Ainsi de manière simultanée, la totalité de la proposition s’impose à la vue tout comme la réserve qui en émane. Rien en effet ne trahit explicitement le titre dans les œuvres picturales présentées. Nous sommes au bord de la présence. Et c’est la résonance entre la suspension de la figure et le lieu qui, maintenant, nous retiendra.
Le monument
Souffle contre souffle, pourrait-on dire, ou mesure contre mesure, la majesté classique de l’édifice construit par Pierre Puget fait écho à l’hommage obstiné porté sur les toiles. L’un et l’autre malgré les siècles sont reliés par d’étroites correspondances. Si la Contre Réforme aimait ne voir dans la mort que les signes d’un printemps toujours renouvelé, le peintre de son côté trace, lui aussi, au quotidien le refus de la disparition.
Bien sûr Bossuet n’occupe plus le devant de la scène, ses sermons de Carême ne sont plus qu’un lointain souvenir. Mais l’évêque de Meaux savait mieux que nul autre inviter la Cour à se pencher sur le tombeau des grands et des inconnus. Ouverture béante dans laquelle chaque génération en dépit de ses distinctions s’abîme sans espoir de retour. Face à son auditoire, il évoquait le destin de ce mouvement continu des eaux où tous finissent par se perdre définitivement emportés dans un océan d’indifférence. Ces flots qui nous submergent nous entourent de leurs soins muets et frappent à toute heure. Le prédicateur s’y connaissait en besogne, et pour un temps, le parterre saisi par la puissance de l’oraison funèbre se laissait aller à la rude contemplation des fins dernières. De même ici, le leitmotiv de l’écoulement court d’un tableau à l’autre. Les coulures de peinture recouvrent, désagrègent l’unité des formes esquissées. Certes, nous sommes bien loin du rythme incantatoire incitant à la pénitence, reste juste le refrain de ces eaux courantes qui, hier comme aujourd’hui, oeuvrent à notre dissolution.
L’infatigable orateur voyait dans le tombeau, comme d’ailleurs l’étymologie le réclame, non seulement la sépulture mais aussi le prétexte à exalter la glorieuse carrière du disparu. Cette mise en mémoire nous rapproche des trois vies avec toutefois une différence radicale. Les grandes périodes oratoires du sermon sur la mort exhortaient l’assemblée à se détourner de la vie présente, Gérard Alary nous incite, au contraire, au face à face. Le peintre et le prêcheur postulent une même conversion mais les attendus divergent. L’effroi provoqué par les allusions à notre destruction laisse la place au témoignage de l’accompagnement.
Deux attitudes donc quant à l’appréciation de la fin, dans un cas, le regard se déroute vers l’au-delà, dans l’autre, il ne décroche pas, se maintient et s’attarde. Malgré l’assurance des satisfactions éternelles, la volonté de croire à la future défaite de la mort, les fidèles de l’évêque étaient néanmoins emportés par le cérémonial de la déploration et du regret. Rien de tel, en ce printemps 2007. Dans la réverbération de la voix qui s’est tue et loin de la gravité glacée des gisants du Grand Siècle, la chapelle de la Vieille Charité célèbre et fête, les trois vies de ma mère.
La dilatation
Rentrons. L’installation, disions-nous, provoque le double sentiment de l’élévation et du murmure. Dualité à son tour redoublée, une fois à l’intérieur, par l’implantation de la présentation : la peinture inscrite de plain-pied sur le pourtour des ouvertures du bâtiment, et, en mezzanine les dessins ; chaque support répondant à la logique des techniques dont il relève et du contenu spécifique qu’il transmet. A ne pas négliger non plus, les légendes d’accompagnement qui, à leur tour, mettent l’accent tantôt sur Georgette, tantôt sur le cheminement du fils. Aucune collusion possible entre le cartel et l’œuvre, tout se joue dans l’écart ainsi instauré de l’ironie au cauchemar ou pour en reprendre les termes exacts de la Bite noire aux Fantômes. La multiplication de ces effets d’écho, leurs répercussions et l’emboîtement constant des différents niveaux d’intervention créent les conditions favorables à la constitution de ce que Jean-Louis Chrétien[3] appelle une poétique de la dilatation.

Pas question de s’en tenir à la stricte description physique du changement de volume mais d’insister sur l’aspect métaphorique du sentiment d’élargissement. Ce dont nous faisons l’expérience à chaque fois que nous sommes à l’aise ou à l’étroit dans notre propre corps sans que pour autant nous puissions en fixer les limites précises. « Nous sommes plus vifs dans un plus vaste espace »[4], Inutile d’ajouter que cette plasticité des limites s’oppose en tous points au rétrécissement de la déploration, au repli qu’elle induit.
Par rapport à la Seyne-sur-Mer, la séquence des trois vies a en effet gagné en taille. Avec Georgette Libertad (6,40 x 4.00m) nous sommes bien dans le registre de l’expansion. Toutefois, il serait vain de prendre la hauteur à la lettre puisque la monumentalité appartient aux attributions classiques du savoir faire pictural. Il s’agit davantage de la traduction d’un comportement, d’une extension de la capacité d’hospitalité. Le papier comme la toile deviennent des surfaces d’accueil magnifiées. Le monde s’ouvre à l’inopiné du détail, au profil estompé d’un visage entr’aperçu, à la silhouette brouillée d’un moment intime. Cette aptitude au débordement se nomme aussi capacité à la joie. Elle est spacieuse, note Jean-Louis Chrétien, parce qu’elle ne saurait se contenter d’être enracinée dans l’assurance de sa satisfaction et encore moins prétendre ensevelir autrui dans l’effusion de son exubérance. Excessive par définition, n’escomptant aucune faveur en retour, elle se déploie dans l’inattendu ne se manifestant jamais à la commande. En tracer le contour n’est guère aisé.
Afin de mieux en saisir l’ampleur, le phénoménologue, dans les pages qu’il lui consacre, fait appel à trois dynamiques complémentaires : celles du souffle, du mouvement et de l’amplification. Ces trois traits marquent de leur empreinte l’univers de Gérard Alary. Il semble que nous pourrions, d’après ce qui a été dit précédemment, en relever les indices. Reste à parer l’objection majeure de ceux qui ne manqueraient pas de reprocher à la joie spacieuse son trop plein de positivité. Répétons le, rien chez elle ne ressemble de près ou de loin à une rente de situation. Elle advient dans l’oscillation du rythme à proximité de l’essoufflement ; connaît toutes les variations des hauts et des bas, combat ce qui l’étouffe et s’arrache aux cadres qui l’écrasent. La poétique de la dilatation s’arrime à une économie de la tension qui n’est finalement qu’une des multiples manières d’être corporellement dans l’espace mais plus encore de l’habiter. C’est donc au risque de cette lutte qu’elle se mesure.
Le vertige
Approchons. Habiter le monde autrement exige de la ténacité. Habiter autrement la maison du monde implique surtout de combattre sans relâche les sirènes du statu quo. Gérard Alary s’est voué à cette tâche mêlant inextricablement le destin particulier de Georgette à l’aventure de la peinture. Le commentaire de cette prise de position s’affiche très précisément sur les murs. Une fois franchi le seuil de la chapelle, le visiteur aperçoit à l’aplomb du grand format (Georgette Libertad) qui lui fait face la toile intitulée Vertige. Les deux versants de la démarche sont nommés et indiquent en même temps le régime de leurs contraintes. Car n’oublions pas que les cartels signent des représentations très altérées de la figure. L’œuvre semble prise en tenaille entre deux pôles contradictoires, d’une part, elle s’efforce à la figuration ; et d’autre part, elle refuse l’illustration, l’anecdote.
Abordé en toute rigueur et dans un tout autre contexte, ce problème, dira Michel Leiris à propos de Francis Bacon « devient une quadrature du cercle : figurer sans illustrer »[5]. L’obligation est même si forte que Gérard Alary aimerait que le visiteur puisse ignorer tout du drame qui sous-tend son travail. L’exigence ne date pas d’hier. Déjà, en 1992, le peintre, lors d’une exposition à la Galerie Thorigny, déclarait : « Je ne veux tellement pas raconter une histoire, je ne veux tellement pas qu’on se raconte des histoires. ». La référence à Georgette va considérablement augmenter la pression. Résultat : tout s’intensifie, les couleurs utilisées précédemment vont être précipitées dans la luminosité du noir, et l’huile par seaux entiers répandus sur les supports.
Ultime conséquence, nous pressentons que malgré l’attention portée à Georgette, ce n’est pas, comme l’atteste d’ailleurs toute l’histoire du portrait, sa présence qui est requise ou manifestée mais l’incandescence du souvenir de son absence. Ainsi au mitan de l’œuvre, la présence tangible de l’absente participe-t-elle à la renaissance joyeuse et vertigineuse de la peinture.
[1] In Mouvement N¨42 janvier-mars 2007 . Texte publié dans le catalogue de l’exposition Sigmar Polke, au Stedelijk Museum d’Amsterdam, en 1992.
[2] Ed. Grasset. 2005
[3] La Joie Spacieuse. Essai sur la dilatation ed de Minuit. 2007. Nous sommes particulièrement redevables à l’auteur de cette joyeuse découverte même si nous prenons la liberté de la sortir de son contexte. Cf. l’article de Robert Maggiori dans Libération du 1er février 2007
[4] Ibid
[5] Francis Bacon, face et profil Albin Michel réédition 2004. –
Bertrand RAISON. Exposition Gérard Alary, la Vieille Charité, 23 mars-17 juin 2007, Marseille