LA DÉRAISON PHOTOGRAPHIQUE

Anna & Bernhard Blume

Avec les Blume, la photographie saute à pieds joints dans le calembour. L’esprit de sérieux prend la fuite. Chaque proposition d’Anna et Bernhard Blume fait surgir d’étranges compositions, les meubles tourbillonnent, les objets sortent des placards et se mettent à voler dans tous les sens. Parfois, le nom de famille – ici Blume, « la fleur » – hante le programme de toute une vie. Eh bien, il faut croire que ces deux-là, nés la même année, 1937, ont décidé de faire fleurir la photographie allemande de bien curieuse façon. Ayant suivi les cours de l’Académie des beaux-arts de Düsseldorf où enseignait un certain Joseph Beuys, dont on retrouvera l’influence, ils se marient en 1966, et décident quelques années plus tard d’unir leur force pour secouer la béatitude rationnelle d’une époque enivrée au sortir de la guerre par le charme capiteux de la consommation. La série « Im Wahnzimmer » (1984), acquise par le Centre Pompidou en 2012, constitue la pièce maîtresse de l’exposition qui leur est consacrée. Cette gigantesque fresque de 25 mètres de long, soit, 18 tirages de grand format noir et blanc (200 x 126 cm), met en scène nos deux héros tentant de surmonter la révolte mobilière d’un salon pris de frénésie. Les tables valsent, la vaisselle se casse. Bernhard suspendu dans les airs se saisit miraculeusement d’un vase tandis qu’Anna essaye désespérément de prévenir la chute d’un empilement de meubles en équilibre instable. Le titre de l’œuvre joue sur les mots Wohn et Wahn, ce qui permet de glisser de la tranquillité d’un salon sans histoires au chaos d’une pièce en proie à la folie. Hallucination non dénuée d’humour qui nourrit la série « Küchenkoller » (1985). Soit, mot à mot, la colère de la cuisine, où cette fois ce sont des pommes de terre qui prennent leur envol et assaillent une cuisinière affligée par l’insoumission des tubercules.

Le ton est donné, les travaux des Blume accumuleront les accidents en tout genre. Posture qui les oppose en tout point à un autre couple de la photographie d’outre-Rhin, les Becher, chefs de file de l’école de Düsseldorf, des quasi-contemporains qui, eux, ont prôné l’objectivité, la raideur distante des architectures industrielles toujours envisagées selon le même angle de vue et selon un protocole immuable. Effectivement, entre les châteaux d’eau des Becher et les plaisanteries insatiables des Blume, on ne navigue pas dans les mêmes eaux. Austérité contre gaîté peut-être, mais Anna et Bernhard Blume sont loin de se fier aux seuls délices de la contrepèterie. Toutefois, leur dispositif n’a rien à envier à la rigueur des Becher, il conjugue seulement d’autres références. Notamment leur attirance pour l’occultisme, le paranormal et autres états limites qui, en effet, les détournent de cette école de Düsseldorf focalisée sur l’aspect documentaire de la photographie. En Allemagne, à la fin du XIXe et dans les premières décennies du siècle suivant, la représentation des phénomènes délirants et des esprits frappeurs avait provoqué un engouement considérable, qui s’était ensuite quelque peu délité. Dans le droit-fil de cet intérêt, un institut créé en 1950, l’IGPP (Institut pour les zones frontières de la psychologie et de l’hygiène mentale), recueille les archives de ces anomalies psychiques, les analyse et tente d’aider les personnes tourmentées par ces visions indésirables. Hans Bender (1907-1991), son fondateur, n’hésitait pas à reconstituer et à faire photographier la scène de ces moments de terreur où les objets s’en prenaient à leurs propriétaires désemparés. Les Blume ont pu voir sur les clichés réunis par Bender des petits pains qui prennent la clé des champs ou des tapis mués en serpents qui se tortillent de rire ou de frayeur. Voici donc leurs sources dûment signalées par l’impeccable catalogue (1) de Beaubourg. Cette fascination va être mise au service de leur démarche créative et fonctionnera comme un véritable mode d’emploi dont bien sûr ils détiennent les clés. Car et c’est là où les choses se corsent, ce qui peut apparaître de prime abord comme un artifice constitue le nœud de l’œuvre.

Anna & Bernhard Blume. Wahnzimmer. 1984

Les manifestations extraordinaires les captivent certes mais ils n’y croient guère. Ni adeptes du spiritisme ni partisans de l’au-delà, ils s’intéressent à l’effet poltergeist parce que cela leur permet de soumettre le réel à l’enquête. Montrer la ménagère harcelée par des patates, c’est démonter l’univers confortable et rationnel de la petite bourgeoisie asphyxiée par les codes étriqués de sa réussite. Ils conçoivent l’occultisme comme une bombe à fragmentation pour détruire les conventions du regard et de la pensée. Destruction malicieuse des sujets de satisfaction, remise à plat des certitudes, l’agenda des Blume s’attaque même à la fatuité de l’idéalisme. Sur un des tirages on aperçoit Bernhard, l’air hagard, assujetti à la démence des formes géométriques qui le prennent en étau. La transcendance détrônée de son podium gît au beau milieu des transes du sensible. Conséquence collatérale non négligeable, la prétention photographique à l’authenticité mord elle aussi la poussière et la vérité qu’elle revendique se voit retournée comme un gant saisie par la candeur déconcertante du gag. En jardiniers méticuleux, les Blume cultivent des fleurs bien étranges qui ont le pouvoir de faire déraper le quotidien. Pourtant, malgré l’extrême précision du dérapage, le mécanisme de l’illusion ne s’embarrasse d’aucune ambition technique. Une simplicité que les Blume se payent le luxe d’accentuer en accueillant dans leurs images tous les « défauts » de la photographie amateur, de la mise au point floue au cadrage de guingois, fournissant ainsi toutes les preuves de la véracité d’un appel au réel qu’ils passent leur temps à malmener. Enfin, ultime clin d’œil à l’influence quasi chamanique de Beuys sur l’art allemand, disons que les Blume ont choisi d’être des chamanes du vertige, d’indéfectibles semeurs de trouble.

1. Clément Chéroux et Andréas Fischer, Anna et Bernhard Blume, la photographie transcendantale, Centre Pompidou-Éditions Xavier Barral. Exposition jusqu’au 21 septembre 2015.

Bertrand RAISON La revue des deux mondes, septembre 2015

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