
L’exposition du musée Marmottan menée sous la houlette de Nadeije Laneyrie-Dagen et de Georges Vigarello entraîne le visiteur dans un parcours passionnant. D’abord parce que l’on ne se borne pas à suivre stricto sensu le motif de la toilette dans les limites de sa seule iconographie. Et ensuite parce que l’exploration de ce thème développé sur la longue durée, du XVIe au XXe siècle, permet une approche diversifiée, à la fois anthropologique et sociale, du sujet. Approche stimulante qui tient sans doute à la complémentarité des deux commissaires, respectivement une historienne d’art et un historien philosophe. Afin de préserver l’apport tonique de ce tandem, on se gardera bien de cantonner leur proposition dans le seul cadre d’un récit de la propreté à travers les âges car celle-ci n’est qu’un prétexte, un alibi pour raconter la lente évolution de l’intime qui va de pair avec le cheminement parallèle et tout aussi progressif de l’individualisation.
En effet, prendre le chemin de la salle de bains relève aujourd’hui d’un acte banal, mais cela n’a pas toujours été le cas. Si l’on considère la Vénus au miroir (école de Fon- tainebleau, anonyme, fin XVIe siècle) et Marthe à sa toilette (1919) de Pierre Bonnard, les deux tableaux ne sont pas seulement séparés par trois siècles mais ils s’opposent par rapport à l’espace qu’ils figurent, aux corps qu’ils montrent et aux gestes qu’ils esquissent. Le peintre de la Renaissance installe son modèle dans un lieu indéterminé ouvert sur l’extérieur. La déesse en sa nudité mythologique se contemple, et les quelques objets sur sa droite (vase, linge, peigne) indiquent de manière allusive la mise en scène de sa beauté, la parure prenant le pas sur l’ablution proprement dite. En revanche, avec Bonnard tout change. Marthe se trouve dans une pièce close, le nu académique a cédé la place au nu quotidien. Quant au mobilier, lavabo, baignoire, il ne laisse plus planer aucune ambiguïté sur le genre d’activité auquel se livre Marthe. Entre ces deux moments, le changement nous paraît simple, pourtant il dépend d’une transformation profonde des mentalités que les siècles vont patiemment orchestrer. De plus, ce trajet n’a rien de linéaire puisque l’eau aux XVIe et XVIIe siècles génère une telle méfiance que l’on préfère de loin la toilette sèche aux méfaits de ce liquide soupçonné d’être un vecteur de maladie. « L’eau, signale le catalogue (1), rare, difficile à pomper, est réputée néfaste pour la peau, dangereuse pour les humeurs… » L’hygiène classique privilégie les essuiements, les parfums et les onguents. La propreté consiste uniquement à changer de linge, l’apparat extérieur étant le signe suffisant de la netteté intérieure. Un habit propre avait le pouvoir de vous débarrasser de la vermine et ceux qui ne possédaient pas de garde-robe consistante devaient s’épouiller, comme le suggère la Femme à la puce (1638) de Georges de La Tour. Les siècles suivants verront le triomphe de l’eau mais, là encore, nulle précipitation, cet idéal aquatique ne sera atteint que par paliers successifs. Le siècle des Lumières, s’il intègre le fameux bidet dans la panoplie sanitaire, ne prône guère l’intégralité de la toilette et privilégie le recours aux ablutions partielles. Au siècle suivant, les héros des romans de Balzac rechignent à la dépense ou se prêtent irrégulièrement aux nécessités du bain tout en dépendant du bon vouloir des porteurs d’eau. Les gravures de l’époque décrivent à plaisir les désagréments provoqués par l’arrivée tonitruante de ces robustes émissaires chez les particuliers. L’introduction graduelle des baignoires ne prendra effet qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Or l’utilisation régulière de ces accessoires dépend aussi d’un réseau de canalisations ad hoc autorisant les flux entrants et sortants. La généralisation de l’eau courante chaude et froide à tous les étages se fera attendre et bien des hôtels ou des immeubles dans Paris conservent encore des traces de cette revendication du confort moderne inscrite en toutes lettres sur leurs façades.
Parallèlement à cette lente conquête du bain soumise à celle de l’eau, on assiste à l’irrésistible privatisation d’une scène qui, jusqu’au début du XIXe siècle, admettait la présence des tiers. Ces dames à la toilette recevaient pendant que leurs servantes s’affairaient autour d’elles. Un étonnant tableau peint d’après Abraham Bosse, la Vue (1635), manifeste ce partage avec un goût prononcé du double sens. D’un côté, un gentilhomme accoudé à la fenêtre, muni d’une longue-vue, ausculte le ciel tandis que sur sa gauche une femme dûment vêtue, les yeux dans son miroir, arrange son col sous le regard attentif de sa suivante. Le titre même de l’œuvre devrait nous alerter sur ce que l’on nous présente. En effet, l’homme à la fenêtre n’est-il donc venu que pour contempler les nuages ? Et que signifient ces mules exposées au pied du lit, n’expriment-elles seulement que le lever de la belle ou bien suggèrent-elles une disponibilité plus engageante ?
Mais avançons, car les représentations mettent l’accent sur la fermeture d’un espace qui, se spécialisant, va aussi mettre à la porte les visiteurs qui se pressaient au spectacle. François Eisen, promoteur de l’illustre bidet, annonce très clairement que certaines personnes ne sont plus admises. La servante de la Jeune femme à sa toilette (1742) chasse une jeune fille choquée par ce traitement inédit. Outre ce début de sélection de l’assistance, François Boucher, avec la Mouche ou une dame à sa toilette (1738), apporte une nuance qui ne va cesser de s’approfondir. L’attitude de la jeune femme au miroir correspond à la pose habituelle à la différence près qu’elle ne se soucie guère de son reflet, qui d’ailleurs brille par son absence. Bien autre chose la préoccupe. Rêveuse, elle tient au bout de l’index la précieuse mouche prélevée d’un boîtier dont la face intérieure du couvercle contient un médaillon représentant le buste d’un homme. Ici la séduction ne se conforme plus aux stratégies de l’apparence du Grand Siècle, elle obéit à des fins plus personnelles.
À cet égard et ce serait le seul défaut véniel du parcours, on peut se demander pourquoi l’intime n’est ici examiné que sous le couvert de la toilette féminine. Où sont donc les mes- sieurs dans cette affaire ? On en voit, mais si peu. Est-ce une question de ressources documentaires, un manque de représentations de la toilette au masculin ? L’objection s’embourbe quelque peu dans les marais du politiquement correct car les hommes comme les femmes vont être aspirés par ce mouvement du retour sur soi qui ne respecte guère les genres. Pour preuve, toujours Bonnard et particulièrement ce Nu dans la baignoire (1940) qui, perdu dans l’eau, se prête moins aux vertus de l’hygiène qu’à l’abandon. Signalons que l’identité difficilement perceptible de la baigneuse se désagrège dans les couleurs et que cette dégradation ne relève pas que de la seule abstraction picturale. Événement considérable, on quitte l’entretien corporel pour s’entretenir avec soi. Et moment paradoxal, puisque tout le processus qui s’était efforcé de s’éloigner de la sphère publique débouche très curieusement sur un corps immergé dont la consistance se dissout. À force de fermer les portes, nous avons gagné un espace personnel. Le sacre du sujet favorise certes son autonomie mais la conquête de ce sentiment de soi ne va pas sans contre- partie. Une fois éclipsée la prise en compte du collectif, sur quelles règles l’individu va-t-il se régler ? Et face à l’injonction constante de nos jours de s’assumer on peut aussi être tenté par la disparition temporaire dont le bain de Bonnard pourrait être la métaphore. Une autre porte s’ouvre, inaugurant en quelque sorte un nouveau chapitre de cette longue invention de l’intimité qui se dessine depuis la Renaissance.
Bertrand RAISON Revue des deux mondes, juin 2015
1. Nadeije Laneyrie-Dagen et Georges Vigarello, la Toilette. Naissance de l’intime, Hazan, 2015. « La toilette. Naissance de l’intime », exposition au musée Marmottan Monet jusqu’au 5 juillet 2015.