GIORGIO DE CHIRICO, LA GÉOMÉTRIE DU MONDE

On peut dire que dans le paysage des beaux-arts des premières décennies du XXe siècle, Giorgio de Chirico occupe une place à part.

Né en Grèce, en 1888, de parents italiens, celui qui deviendra la figure de proue de la peinture métaphysique n’endosse pourtant pas facilement toutes les étiquettes que les critiques tentent de lui appliquer.  L’Italien reconnu à ses débuts par Apollinaire et Eluard finit par devenir le peintre surréaliste par excellence. Car ses représentations de places italiennes perdues dans l’immensité des alignements géométriques, et la juxtaposition insolite de statues antiques et de trains immobiles  à proximité de fruits exotiques lui valaient assurément ce titre. André Breton, le pape français de ce mouvement, l’avait adoubé comme l’un des siens, même si un peu plus tard, il l’excommunia au nom d’errances improbables et d’un retour supposé à l’art de peindre traditionnel. En fait, à sa décharge et, l’exposition en rend compte, le parcours de Chirico peut en perdre plus d’un. En effet, parallèlement aux effets de vitesse du Futurisme, l’autre mouvement italien de l’époque qui brandissait le manifeste moderne de la maîtrise de l’homme sur son temps ; Giorgio de Chirico va  explorer au contraire toutes les conséquences mystérieuses d’un réel plus insaisissable, plus fugitif. Impressionné par l’école romantique allemande du XIXe siècle et notamment par  Arnold Böcklin, il  en retient la mythologie  et l’énigme. Ces deux éléments répétés à satiété jusqu’à la fin de sa vie confèrent à l’œuvre toute la singularité d’une marque de fabrique. C’est elle que l’on va reconnaître et qui plaît tant à ses admirateurs mais que le maître pour un temps l’abandonne alors les mêmes crient à la trahison. Pire, ils se détournent du peintre quand celui-ci revisite les artistes du grand atelier de la peinture européenne, les Rembrandt, les Véronèse, les Watteau, les Delacroix. Bref, ce retour au musée imaginaire les déconcerte, mais quand l’Italien duplique ses propres peintures « métaphysiques » bien des années plus tard ils n’hésitent pas à souligner l’épuisement du maître. Andy Warhol, très admiratif, a, lui, retenu la leçon et saura s’en souvenir dans la production de ses séries répétitives.

Il n’est pas indifférent que l’aventure Chirico revienne à ce qui fit son heure de gloire. Car, ce retour signifie non seulement que l’on se débarrasse, une fois pour toute, de l’idéologie de l’œuvre unique chère aux surréalistes, mais aussi que l’on mette les points sur les i. Et effectivement, à regarder Piazza d’Italia (1962), on voit bien que l’utilisation de la machine à perspective ne vise pas à nous rapprocher du réel, à nous en donner l’illusion. Ici, tout est mis en œuvre pour geler la représentation. La scénographie, pour reprendre le mot de Jean Clair, a du jeu, elle se grippe. Au lieu que les ombres portées renforcent la réalité des objets et des personnages, ce sont les ombres qui dominent la scène, elles accompagnent en l’exagérant l’heure du couchant ; elles annoncent le froid glacé du crépuscule. La place s’immobilise, le train attend un départ toujours retardé. Et d’ailleurs dans la plupart des tableaux où ce motif ferroviaire est évoqué la fumée s’échappe à la verticale d’une locomotive désespérément statique. Nous sommes bien loin de l’apologie de l’énergie et du déplacement. Même les fanions, en haut de la tour, libérés des lois de la pesanteur, contribuent à figer l’ensemble. Cette mise à distance aussi montre à quel point la représentation échoue à nous donner les clés du monde, nous ne les possédons plus. Règne sur ce territoire nettoyé comme l’impression d’un désenchantement, d’une mélancolie de l’homme moderne face à un savoir désormais inaccessible. L’architecte de cet espace a volontairement tout faussé. Rien n’est complet à l’image de cette  multiplication obsessionnelle des arcades refusant pour ainsi dire la figure géométrique achevée  du cercle. Au milieu de ce désert architectural, deux personnages se serrent la main. Signent-ils leur prochaine rencontre ? Entérinent-ils leur commune désillusion ? Rempli de tiroirs à double-fond, ce tableau compose l’humeur mélancolique d’une machinerie détraquée.

Bertrand  RAISON Palace, janvier 2009

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