Voici un livre qui, fuyant les généralités, plonge au cœur du conflit israélo-palestinien. On n’y trouvera aucune thèse en faveur de l’un ou l’autre parti, ni de solutions à l’emporte-pièce. On suit plus humblement tout au long de ces pages, le palestinien Bassam Aramin et l’israélien Rami Elhanan. Deux pères, qui ont perdu leur fille dans les affrontements qui endeuillent régulièrement les deux pays. Au lieu de poursuivre la logique de la peur et de l’exclusion, ils ont chacun pris le risque de rejoindre les Combattants pour la Paix, afin de se parler pour attester la présence des absents, de tous ceux, dont la mémoire a été effacée par la guerre, qui, depuis plus de soixante-dix ans, embrase la région. Or, l’histoire personnelle de ces deux endeuillés ne s’arrête pas au pas de leur porte, ils se sont donné pour mission de ne pas accepter les murs et les multiples checkpoints qui les enferment et les dressent en permanence les uns contre les autres. C’est pourquoi le récit qui accompagne leurs pérégrinations se conjugue au pluriel, pas d’énoncé linéaire mais des fragments, mille et un paragraphes comme pour se rapprocher d’un autre conte du Moyen-Orient qui luttait aussi pour assurer la survie de sa célèbre conteuse. Aphorismes, passages plus ou moins longs émaillent un texte dont une des métaphores centrales s’inscrit autour de la traversée, ce mouvement justement qui s’oppose à l’assignation à résidence des belligérants tout en ouvrant la narration à d’autres horizons. À l’image de cette « autoroute aérienne » empruntée par des millions d’oiseaux qui, chaque saison, survolent et se posent un instant sur les territoires palestiniens et israéliens. On ne peut rêver meilleure et plus cruelle comparaison que cette nuée d’oiseaux venue d’Europe, d’Asie et d’Afrique charriant au cours de leur sanglante migration bien d’autres récits que l’auteur convoque tour à tour afin d’élargir sans fin le destin de Bassam et de Rami. Pareille parabole convient parfaitement à ce livre univers qui appelle autant d’histoires que la figure géométrique de son titre — Apeirogon — au nombre infini de côtés.
Colum McCann traduit de l’anglais (Irlande) par Clément Baude
Revue des Deux Mondes, décembre 2020 – janvier 2021
